Le naufrage du navire école belge le « Comte de Smet de Naeyer » en avril 1906 (suite- 11) - lundi 15

Vous vous imaginez bien que le problème des responsabilités va surgir rapidement et soulever des interpellations à la Chambre des Députés de Belgique.
De plus, les prochaines élections sont proches, et voilà un sujet qui pourrait bien rebattre les cartes.. le moment est-il enfin venu de renverser l'hégémonie du parti catholique belge qui détient tous les pouvoirs pour le remplacer par une coalition libérale + partis des gauches?
Les responsabilités?
Ce navire est partiellement construit avec des subsides de l'État et aussi par une société anonyme.
Ce sont les mêmes noms que l'on retrouve d'ailleurs des 2 côtés, actionnaires et ministres ou députés et sénateurs.
Il suffirait de prouver qu'il y a eut négligence, que l'on aurait privilégié l'aspect financier au sécuritaire, les profits privés aux vies des jeunes cadets, et ce serait la goutte d'eau ... qui fait couler le navire et surtout le gouvernement!
Voici un aperçu des débats passionnés à la Chambre des députés en mai 1906, quelques semaines après le drame et alors que les rapports, les témoignages, les déclarations officielles, les articles de presse, y vont tous de leur petite vérité.
Et il est inutile de dire à quel parti appartiennent les intervenants, chacun défendant d'abord ses intérets partisans.

Séance de la chambre des députés – mai 1906- Au sujet de la responsabilité du gouvernement belge (11):
M.Helleputte - Le navire-école était-il suffisamment stable? Ne l'était-il pas? C'est ce que la suite nous dira. Et même, si le navire avait manqué de stabilité, je me demande en quoi la responsabilité du gouvernement pourrait être mise en cause. Qu'est-ce que le navire-école? C'est une école professionnelle à laquelle le gouvernement accorde des subsides.
Quand nous serons fixés sur les causes du naufrage, nous pourrons parler en connaissance de, cause et nous saurons sur qui la responsabilité doit retomber ; mais, en tout cas, il ne me paraît pas que la responsabilité du gouvernement puisse être engagée.
M.Buyl - Quoi! Le navire-école est subsidié par le gouvernement (ce subside était de 75,000 francs pour la première année). Une commission, dans laquelle figurent les gouverneurs de trois provinces et quatre délégués du gouvernement surveillent cette institution ; le ministre de la guerre a détaché au navire-école un médecin, comme professeur des officiers de l'armée belge, et le commandement du navire était confié à des officiers de la marine de l'Etat, et l'on viendrait soutenir que nous n'avons pas, nous, représentants de la nation, à demander des comptes à l'Etat patronnant et subsidiant le navire-école et lui fournissant son état-major !
Que M. de Smet de Naeyer se mette, d'ailleurs, d'accord avec son collègue M. Francotte, qui déclarait ici même, en avril 1905 :
« ...le gouvernement n'a pas manqué de faire procéder aux vérifications que déjà j'indiquais tout à l'heure. Ces vérifications ont été faites en ce qui concerne la stabilité du navire et sa sécurité, par un ingénieur de la marine. C'est après avoir lu le rapport de cet ingénieur que j'ai pris sur moi de communiquer à l'armement et au capitaine du navire les excellents conseils formulés dans le rapport afin de garantir mieux encore la stabilité du navire. »

........
M.Buyl _ J'appelle sur ces dernières paroles toute l'attention de mes collègues. Elles contiennent l'aveu du vice de construction du navire, que, dès le premier départ, ou qualifiait de « sabot » et que les cadets revenus, ont appelé « bateau de bazar » et « bateau de Saint-Nicolas ».
Celui-ci, on le sait, avait subi un accident dès avant sa mise en usage : il s'était couché sur le flanc.
Or, après lecture du rapport de M. l'ingénieur Pierrard sur les causes de l'accident, le ministre de l'industrie et du travail a cru devoir donner — toujours en se basant sur ce rapport — des conseils « afin de garantir mieux encore la stabilité du navire ». C'est apparemment que celle-ci n'était pas suffisamment garantie.
Je crois savoir aussi que le commandant Fourcault déclare, dans son rapport, que le navire n'a pas suffisamment de franc-bord. Par franc-bord, on entend la partie comprise entre la ligne de flottaison et le pont principal.
Je vous le demande, messieurs, comment le gouvernement pourrait-il soutenir aujourd'hui que sa responsabilité n'est pas engagée dans ce triste malheur, alors que le ministre du travail disait à la séance du 11 avril 1905 :
« Je reconnais, avec M. Vandamme, que le gouvernement ne pouvait pas se désintéresser absolument de la question puisqu'il intervenait sous forme de subside.
« Il avait à contrôler l'emploi des fonds : il avait notamment à s'assurer de la complète sécurité des élèves appelés à prendre place à bord, il devait vérifier enfin si les aménagements du navire répondaient à sa destination. »
Pour s'assurer de cette complète sécurité, le gouvernement aurait dû faire surveiller la construction du navire par un ingénieur de l'Etat.
« On nous dit aujourd'hui que le capitaine Cornellie et un autre officier assistèrent aux opérations de relèvement du bateau. On aurait dû les nommer plus tôt afin qu'ils en suivissent la construction. Mais ils n'ont pas même assisté au lancement !
La construction a été simplement surveillée — en dehors des agents du Lloyd anglais — par un des administrateurs, le jeune, l'inexpert Mr.... Trois jours après, le bateau était sous l'eau, après s'être couché bêtement, sans motif, dans un bassin paisible.

M. Terwagne. —- Je fais remarquer que d'ordinaire, lorsqu'un pays fait construire un bateau en Angleterre, il en fait surveiller la construction par des agents nationaux.
M. Buyl. — Je dis, messieurs, que l'œuvre du navire-école a été organisée dans des conditions lamentables. En voici encore une autre preuve :
J'ai sous les yeux une brochure intitulée : « Association maritime belge société anonyme, navire-école. Règlement organique et d'ordre intérieur ».
« Art. 2. L'enseignement théorique comprend : le français, le flamand, l'allemand, l'anglais, l'arithmétique commerciale, la géométrie, l’algèbre, la trigonométrie, la géographie et l'histoire commerciale, le commerce, le droit maritime et commercial comparés, l'économie politique, la législation douanière, l'hygiène, le dessin, l'art de la navigation, les exercices physiques et les éléments de la physique, de la chimie, de la physique du globe, des machines à vapeur et de la construction navale.
« L'enseignement pratique porte sur toutes les questions relatives à la conduite des bâtiments de mer.
« D'autres cours pourront être créés. »
Dans ce programme, on n'a oublié qu'une chose et c'est malheureusement la branche principale pour de futurs officiers de marine, vous l'avez deviné, c'est l'ASTRONOMIE.
Je suppose que cet oubli inconcevable aura été réparé depuis : il prouve avec quelle légèreté inconcevable a été menée cette affaire.

Le député Buyl, au sujet de la stabilité du Comte de smet de Naeyer :
Vingt-quatre heures avant l'accident, le navire était déjà dans une situation critique et pouvait être considéré comme perdu ; il n'y avait déjà plus moyen de se rendre de l'avant à l'arrière du bateau.
Il est parfaitement possible que la navire ait résisté lors du premier voyage malgé une stabilité intrinsèque insuffisante parce qu'on avait particulièrement soigné l'arrimage et que le chargement était extrêmement dense.
A son premier voyage, au retour, il était chargé de nitrate ; lors du second voyage, de ciment. Je crois ne pas me tromper en disant que le nitrate a une densité d'environ 1.8, tandis que le ciment n'a qu'une densité d'environ 1.3.
Or, quand la densité est moindre, le centre de gravité s'élève et la stabilité diminue.

Lors des débats à la Chambre, il sera souvent fait mention d’un rapport concernant la stabilité du navire, rapport rédigé par un ingénieur en construction navale belge, Mr.Pierrard .
Extraits du rapport de l’ingénieur Pierrard qui mettait en doute la stabilité du navire :

Le député Buyl : Comme je l'ai promis à la Chambre, je vais donner lecture du rapport de M. Pierrard.
« De tout ce qui précède, il ne reste plus qu'à tirer les conclusions suivantes pour les différents cas envisagés :
« 1° Navire à l'état lège. — Dans cet état le navire est pratiquement instable.
« II faudra donc éviter soigneusement de jamais le décharger entièrement sans avoir pris, au préalable, certaines précautions qui consistent soit à abaisser le centre de gravité général, par exemple en abaissant les vergues, soit en déposant un lest solide dans le fond de la première cale vidée. Il faudra avoir soin surtout d'éviter de remplir les water-ballasts dans l'état considéré. La manœuvre qui s'indique pour décharger le navire est celle-ci : débarquer d'abord la partie de cargaison renfermée dans les tanks à water-ballast; puis remplir ceux-ci d'eau avant de débarquer le reste de la cargaison. Pour charger le navire, c'est naturellement la manœuvre inverse qu'il faudra faire,
« 2° Navire sur lest. — Lesté de son seul water-ballast, la stabilité du navire est de loin insuffisante. Pour naviguer sur lest, il faudra donc ajouter une certaine quantité de ballast solide dans les cales avant et arrière du navire. Pour obtenir un coefficient de stabilité sous voiles satisfaisant, il faut compter sur un poids de ballast solide de 520 tonnes environ.
Enfin, dans la troisième hypothèse, on considère l'état de chargement actuel : c'est à dire le seul état à envisager au point du vue du premier voyage.
« 3° Etat de chargement actuel. — Le coefficient de stabilité obtenu pour cet état peut être considéré comme suffisant. Cependant, en rapprochant ce coefficient, plutôt maigre de stabilité initiale des considérations que j'ai tirées de la courbe des bras de levier de redressement des carènes inclinées, on peut regretter que l'arrimage du navire n'ait pas été fait, comme il y avait moyen de l'effectuer, de façon à faire monter le coefficient en question. II aurait suffi pour cela de déposer à fond de cale 90 tonnes de tôles qui ont été déposées dans l'entrepont. On aurait pu aussi améliorer les qualités nautiques du navire, tout en améliorant légèrement son coefficient de stabilité, en le chargeant à un pied environ en dessous de sa « Plimsol mark ».

« Un navire peut manquer de sécurité par défaut de résistance locale ou de résistance générale, par insuffisance de réserve de flottabilité, ou, ce qui revient au même, insuffisance de franc-bord, enfin par insuffisance de stabilité.
« Dans le premier cas, il peut se produire des voies d'eau plus ou moins dangereuses; dans le second cas, le navire peut sombrer par engloutissement ; dans le troisième cas, il peut chavirer.
« Il est clair du reste que les conséquences de l'un des trois défauts susdits, peuvent aggraver les conséquences éventuelles de l'un ou des deux autres.
« Les sociétés, dites de classification, telles, que le Lloyd Register et le Veritas n'offrent, à leurs clients, de garantie morale que pour ce qui concerne la sécurité relative à la résistance, à la bonne construction du navire ; leurs règlements sont exclusifs de toute question de stabilité ou de franc-bord. »
Petite anecdote personnelle :
Lors de mon dernier voyage à la marine marchande je commandais un tout nouveau navire, un fruitier, transportant des bananes entre l'Équateur et les USA côte Est. Ce navire n'avait aucune stabilité et on a donc dû en chantier poser un ballast permanent avec l'inconvénient que la quantité de chargement avait diminué d'autant. Bon, il s'agissait de bananes, donc pas de problème de poids excédentaire!

Comme quoi des navires mal construits et instables cela existe encore de nos jours.

L'équipage
15 nov. 2021
15 nov. 2021

Quel feuilleton, le commandant héros d’un côté n’est pas sans reproches 😎👎

15 nov. 2021

Little Wing Merci de lire ce récit. Tu pourra bientôt prendre connaissance des décisions du Tribunal, de la Cour d'Appel et ensuite des avis divers émanant d'un autre commandant (le commandant Hubert Renson, qui sera officier de pont sur le voilier-école belge "l'Avenir" entre 1927 et 1929), la conclusion rendue dans une thèse de fin d'année d'une étudiante de l'ESNA datant de 2006, d'autres encore, qu'ils soient journalistes ou autres commentateurs, et puis je me permettrai non de conclure mais de revenir sur ce drame. Mais de l'eau va encore couler sous les ponts avant le point final!

15 nov. 2021

Les belges savaient nous tenir en haleine avec le Journal de Tintin ou Spirou, je vois que la relève est assurée! Merci Van-O-Rix, noua attendons la suite.

Le phare du Creac'h à Ouessant, un soir d'automne (1985, image argentique, ce qui explique le grain)

Phare du monde

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Le phare du Creac'h à Ouessant, un soir d'automne (1985, image argentique, ce qui explique le grain)

2022