Nous sommes à Cannes, fin août. Il fait beau et chaud en cette période sur la côte d’Azur. On ne souffre plus de la fameuse canicule d’été, souvent pesante. L’eau y est la plus chaude de l’année, ce qui rend les baignades des plus agréables. De plus, les Cannois ont la chance d’avoir en mer, juste en face de la ville, deux magnifiques petites îles : les îles de Lérins. C’est sur St Marguerite, la plus grande des deux, que Richelieu fit construire jadis une citadelle. Renforcée par Vauban, elle servie de prison et fut rendue célèbre par celui qui y fut enfermé en l’an 1687 : le mystérieux « Masque de fer ». Déjà auparavant, les Romains avaient bâti en ce lieu une fort, ainsi qu’un port. St Honorat est occupée elle, par un monastère cistercien. Les moines qui y possèdent de grandes étendues de vignes, fabriquent notamment du vin et de la liqueur, tous deux excellents et forts réputés. Sur cette île fut édifié au 4ème siècle l’un des tout premiers monastères fortifié au monde, dont les ruines en parfait état plongent notre imagination dans les aventures vivantes du passé. Même pendant la seconde guerre mondiale, les Allemands y trouvant un intérêt stratégique, positionnèrent sur le pourtour des îles des blockhaus qui sont toujours existants aujourd’hui. C’est dire si ces lieux sont chargés d’intérêt et d’histoire… Malgré cela tout est resté très « nature ». Il n’y a presque pas d’habitants et la circulation automobile n’y est pas possible. On sent une réelle volonté des Cannois de protéger ce bien si précieux. Hélas, de trop nombreux plaisanciers, attirés par les charmes qu’offrent les mouillages tranquilles, viennent se coller ici durant tout l’été. Mais comment les blâmer ? Je suis moi-même le premier, depuis plus de 20 ans, à venir y jeter mon ancre, et je ne m’en lasse pas. Et puis… je ne me doutais pas, à ce moment-là que tous ces bateaux allaient bientôt couler le mien… Dès le mois d’octobre, en revanche c’est un vrai paradis : à peine quelques bateaux quand il fait beau, et un ou deux seulement dès que le vent dépasse 10 noeuds (force 3). Il fait si bon après l’été, il y a de l’air tous les jours, le soleil brille, et cela durant tout l’hivers. Bref, le bonheur des « voileux ». Dire qu’il y a tellement de gens qui ne naviguent que l’été. Nous sommes donc le 28 août 2002. Le temps est splendide, le vent est presque nul, c’est les vacances. Jacky et Virginie, des amis parisiens, sont venus passer quelques jours à Cannes pour finir l’été en beauté. J’avais bien sûr prévu pendant leur séjour de les amener faire un tour en bateau, et pratiquement inévitablement autour des îles. Il ne m’était pas permis pour cela de choisir un jour de vent frais, pour faire de la voile « sportive », pas plus que de m’orienter vers un programme de plus d’une journée. Virginie est en effet de nature très craintive, en particulier lorsqu’il est question de sortir en mer sur un voilier. Je devais donc choisir des conditions confortables, calmes et sécurisantes pour qu’elle se sente détendue. Tout est prêt donc, ce jour là, pour une balade tranquille. Nous sommes 7 en tout à nous présenter sur le ponton du vieux port, pour embarquer sur « Artefact », un Brise 28 en aluminium de 8,52 m. L’équipage se compose de 4 adultes : Virginie, Jacky, Isabelle et moi, ainsi que de 3 enfants : Antoine (le fils d’Isabelle), Mila et Léo (mes enfants). Mila, la plus jeune n’a que 5 ans, Léo et Antoine ont tous deux 9 ans. Les enfants sont habitués au bateau depuis tout petits. Nous larguons les amarres en fin de matinée. Le ciel est entièrement bleu sans aucun nuage. La météo est au beau fixe, le vent dépasse à peine la force 1… J’éteins le petit moteur hors bord de 5 CV dès que nous sommes sortis du port. Ceci pour deux raisons : d’abord, vue sa taille, il est là surtout pour évoluer dans les ports, et puis je veux essayer de faire de cette balade une sortie en voilier ! Je surveille Virginie du coin de l’oeil qui, non totalement rassurée, ne semble pas trop inquiète. Nous arrivons bientôt, lentement mais… sûrement, à destination. Les bateaux aux mouillages sont vraiment nombreux. Je ne m’en étonne plus mais, lorsqu’on regarde la passe entre les îles qui fait 700 m de large, la masse de bateaux ne forme qu’une seule ligne blanche ininterrompue. On a l’impression, de loin, que l’on pourrait traverser d’une île à l’autre sans se mouiller les pieds… Nous jetons l’ancre sur un fond de sable turquoise que je connais bien. Cela fait plus de 20 ans que je navigue autour de ces îles, je n’ai plus besoin de sortir la carte, pour y être passé et repassé des centaines de fois. Je connais aussi la nature des fonds, depuis mon plus jeune age j’y pratique la chasse sous-marine, la plongée et la pêche. Tout se déroule au mieux par cette belle journée : baignade, anchoïade, anisade, bronzade, roupillade, rigolade… Chacun y trouve son compte. Virginie est tout à fait à l’aise maintenant. L’heure tourne, ainsi que les gags. Puis vient le moment de regarder l’heure. Il est 18h 30, nous avons bien profité, nous décidons de lever l’ancre et de rentrer. Cela se fera au moteur… il n’y a plus un pète de vent. Voyant que nous reprenons la mer, Virginie s’assombrit à nouveau. Je m’approche d’elle en rigolant pour la rassurer et lui dis : « Virginie, je te sens un peu tendue, non ? » « Ben, oui un peu » me répond-elle » « Alors là, » lui dis-je, absolument sûr de moi « regarde le temps qu’il fait, il n’y a pas un nuage, pas de vent, pas de vague, nous rentrons au moteur. Tu as vu comme ça s’est bien passé en venant, hé bien nous refaisons pareil en rentrant. Je t’assure qu’aujourd’hui, il ne peut strictement rien nous arriver, c’est sûr et certain. Dans une demi heure nous serons au port ! détend toi… » Et c’est vrai, tout est calme. Il faut dire que nous sommes tous un peu cassés par les baignades et le soleil. Plus personne n’a envie de parler ou de remuer inutilement. Nous longeons St Marguerite en appréciant ce moment savoureux qu’est la fin de journée. La grosse chaleur s’est dissipée. Les couleurs sont chaudes, en particulier la végétation de l’île, principalement constituée de pins parasols en cet endroit. C’est chaque fois différent. : l’atmosphère du moment, le rythme du temps, les teintes du ciel et de la mer… On peut passer là mille fois, ce n’est jamais pareil. Nous avons sous les yeux une oeuvre d’art Grandeur Nature que seul le divin sait réaliser… Le plus fabuleux, est que nous ne sommes pas simplement spectateurs, nous sommes dans l’oeuvre. Nous approchons de la pointe du dragon, dernier cap de l’île à passer, avant de tracer tout droit sur le port de Cannes. Antoine est à la barre. C’est un enfant vivant et de bonne compagnie. Très concentré sur ce qu’il a à faire, il me demande : « Faut-il que je m’éloigne des rochers, ou ça passe comme ça ? » « Non non… » Lui dis-je « Tu peux couper tout droit, on va raser les hauts fonds, mais ça passera sans problème, je connais bien l’endroit ». Puis je reprends ma conversation avec Jacky. Tout va bien en effet, mais on aperçois très clairement des rochers plats qui s’avancent sous l’eau. Ça va, ça passe… Isabelle se penche pour mieux voir, et… « Les rochers ! » crie t-elle. Diable ! ils sont là, presque sous le bateau ! Cette vision me glace instantanément le sang, l’état d’alerte en moi qui ressent le danger imminent s’est déclenché. Je me jette sur la barre pour virer au plus vite sur babord, et… Que s’est-il passé ? Le bateau vient de s’arrêter sans aucun choc, en douceur. Je comprend tout de suite que la quille a touché le fond. Vu la douceur de l’arrêt, je pense que nous sommes sur une touffe molle de posidonies ou bien sur un banc de sable. Cela me rassure un peu car dans ce cas les dégâts sur la quille métallique seront minimes, mais je suis étonné, je sais très bien que dans ce secteur il n’y a que des rochers… Bon, il faut mettre le moteur à fond pour dégager le bateau au plus vite. D’abord une bonne marche arrière… Rien ne bouge… Ouais, nous sommes bien coincés, rien de grave, on va manoeuvrer autrement. Je demande à tout le monde de se mettre du même côté pour faire gîter la coque, de façon à lever la quille. En avant à fond cette fois !… Non, ça ne marche pas… BOUM ! Quel est ce bruit ? Je comprends ! La coque soulevée par une vague est retombée de tout son poids sur… un rocher ! Quoi encore ? Ho non… le moteur vient de s’arrêter… BOUM ! encore une vague ? Mais d’où viennent-elles ces vagues ? il n’y a pourtant pas de vent… Non en effet, pas le moindre vent, mais on est en fin de journée, tous les bateaux quittent les mouillages pour rentrer, et ils en font des vagues ! Les idées se bousculent un instant dans ma tête : le moteur… les enfants… la quille… les vagues… BOUM ! encore et encore… à chaque vague… C’est hallucinant, les bateaux sont les uns derrière les autres, sur deux ou trois files indiennes qui avancent de front, dans la même direction. Hélas pour nous, parmi les centaines de yachts, beaucoup sont à moteur, et ils sont gros ! Les creux qu’ils forment font bien 80 cm. BOUM ! encore… ce bruit me déchire à chaque fois les tripes. C’est insupportable, c’est le bruit que fait mon bateau qui se détruit ! J’ai vraiment l’impression que c’est moi qui reçois les coups… Bon, il faut agir ! Les enfants sont pris en charge à l’intérieur par les adultes, c’est bien. J’essaye de faire redémarrer le moteur, mais il ne veut rien savoir. Je n’ai pas le temps de m’y attarder, il faut agir là où c’est le plus urgent. De plus, il n’est pas dit que ce petit moteur peu puissant nous tirerait de là. Il y a urgence ! Bien qu’en aluminium, la coque ne résistera plus bien longtemps à ces terribles chocs. Le bateau pèse 4 tonnes en charge. À chaque passage de vague il retombe de tout son poids en un point unique : la quille. Aucun bateau ne tiendrait à ce régime. Que faire ? Nous sommes devenus un vrai spectacle pour tous ceux qui passent par là. Tous regardent avec grand intérêt, mais aucun ne s’approche pour venir en aide. J’aurais pourtant bien besoin de l’un de ces puissants moteurs, pour nous tirer de quelques mètres. Je décide donc de leur demander de l’aide et je déclenche un feu à main, en me disant que peut être l’un d’eux va se réveiller ! BOUM ! ça tape toujours, et de plus en plus fort… Je serre les dents au son des retombées impitoyables du voilier sur la pierre, tout en me brûlant la main et les poils des bras avec ce foutu feu à main. Ils sont vraiment dangereux et mal étudiés ces feux à main… Enfin, un gros yacht s’approche pour aider… Mais que faire ? Lui lancer une amarre ? Bof, je n’y crois pas trop… Cette zone de haut fond est constituée de larges roches plates, espacées de failles. C’est dans l’une de ces failles que la quille s’est introduite. Elle n’en touche le fond qu’à cause des vagues. Sans les vagues incessantes de cette armada de plaisanciers, la coque ne souffrirait pas… Il n’y aurait alors pas de grande urgence, on pourrait faire le point tranquillement, réfléchir et agir avec efficacité. Oui, il faut agir vite !... Je me crie à moi-même de ma voix intérieure : « Alors, qu’est-ce que tu fous ? Bouge toi ! Trouve une solution, et grouille toi !!! C’est vraiment bizarre, je m’engueule moi-même, et cela a pour effet de m’enlever mes moyens, comme si c’était quelqu’un d’autre qui le faisait… Mais oui, bien sûr ! Il faut tirer sur une drisse, par le haut du mat ! Cela penchera le voilier à l’horizontale. La quille sera alors elle aussi à l’horizontale, libérée de la crevasse, et nous sortirons de là. Tout est clair dans ma tête, j’ai un plan d’action efficace. Je saisis la drisse de grand voile, la rallonge d’un bout de 20m, et me jette à l’eau en direction du yacht. Un deuxième plaisancier s’approche, il me propose de me prêter son annexe motorisée. Ok tout va bien ! Je porte la drisse à l’un, et vais chercher l’annexe chez l’autre. Les curieux sont devenus très nombreux. Cela ressemble un peu à une mise à mort de Corrida… Je suis maintenant devenu « maître de manoeuvre » dans ce petit zodiac. J’explique mon plan à celui qui devra tirer. Parfait, il a compris. Il frappe ma drisse sur l’un de ses gros taquets arrières et dis à sa femme : « Vas-y ! ». Mon plan se déroule comme prévu et je vois déjà mon brise 28 sorti d’affaire. La femme exécute l’ordre sans sourciller et pousse les gaz « franchement »… Aïe ! Je n’en crois pas mes yeux ! Le yacht démarre d’un coup dans un bouillonnement d’écume et de fumée impressionnant… Mon voilier n’a même pas le temps de se coucher : Un sifflement de plus en plus aigu se fait entendre et… PAF ! La drisse neuve de 8 mm explose alors que le mat n’a pas encore bougé ! Dans le feu de l’action le mari surpris, perd l’équilibre et manque tomber à l’eau. Tout ça en trois secondes… Son épouse, totalement inexpérimentée et désemparée, a poussé d’un coup les 2 fois 500 chevaux dont sont équipés ces engins… Pas étonnant ! Ils sont déjà très loin, mais on comprend qu’ils se disputent en levant les bras... Découragés et peut être un peu honteux, ils ne reviendrons pas. Merci tout de même ! Zut, zut et zut ! Ça n’a pas marché… Et la nuit n’est plus très loin maintenant. Mais quoi ? Que se passe-t-il ? Un vacarme assourdissant et un vent violent nous tombe subitement dessus maintenant ! Un hélicoptère est juste au-dessus de nous. Ce sont les pompiers qui viennent à notre secours. Sans doute ont-ils été prévenus par des plaisanciers qui ont aperçu le feu à main. Ce déploiement de force n’est pas justifié, aucune vie n’est en danger, je n’en souhaitais pas autant. Mais bon… D’où je suis, je n’entend plus les chocs pesants mais, c’est pas mieux, je les vois : soubresauts, secousses, ébranlements violents du gréement… Quelle horreur ! J’assiste en direct à l’agonie de mon bateau. Ha, voilà un autre, petit bateau cette fois, qui s’approche pour nous aider. J’avoue que je comprends leur hésitation à nous venir en aide, ils n’ont pas envie à leur tour, de se foutre dans les cailloux. Celui-ci est tout petit, à peine 4m 50, avec un gros moteur hors bord de 80 Chevaux. Ils sont deux à bord. Ils viennent d’assister à la tentative précédente, ils savent donc ce qu’ils ont à faire, et du coup je l’espère, ce qu’il faut éviter… Tandis qu’ils se dirigent vers moi, je regarde mon bateau et me dis qu’heureusement pour l’instant, la vie des passagers n’est pas en danger. On voit tout de suite, à la façon de manoeuvrer et de communiquer des deux hommes qu’ils ne sont pas débutants. J’en suis heureux. Je leur fais alors signe d’attendre là, pendant que je retourne chercher la drisse de spi. Ce petit Zodiac me fait bien gagner du temps. Pour arranger les choses bien sûr, la nuit est en train de tomber. L’hélicoptère est toujours là, impuissant… Isabelle me tend la drisse et vite, je la porte au petit bateau qui attend en évitant lui aussi les rochers. Ça y est, ils commencent enfin à tirer lentement… lentement… ils mettent un peu de gaz, le mat que je ne quitte pas des yeux se penche, se penche… Oui, ça marche ! Cette fois on va y arriver ! Mais les hommes de la petite embarcation se mettent à crier, à gesticuler… Ils arrêtent de tirer. Que se passe-t-il encore ? Non ! Leur barque est presque entièrement remplie d’eau… En accélérant, étant très légère et ne pouvant avancer, elle s’est enfoncée dans l’eau par l’arrière ! Résultat, ils sont en train de couler ! Par miracle, ils réagissent très vivement en écopant vigoureusement. En un rien de temps ils sont tirés d’affaire. Je suis désolé pour eux… Mais que font-ils ? non, ils ne se découragent pas, ils ne partent pas, ils restent, ils veulent recommencer !!! Ça alors, je le leur déconseille, mais rien n’y fait, ils restent ! Les voilà qui tirent à nouveau mais, cette fois ils accélèrent plus vivement dès le début. Oui ! le mat s’incline enfin ! Il est déjà à 45 degrés, et continue sa course. Cette fois c’est bon. Encore un peu et on y est. « Stop ! Stop ! Arrêtez ! » Crient de peur Isabelle et Jacky. Assis sur le pont du voilier, ils pensent qu’il va se retourner. Immédiatement les hommes coupent gaz, le mat se redresse… c’est raté… Je me précipite vers eux pour leur expliquer que c’est normal, un quillard peut se coucher à l’horizontale sans se retourner grâce au lest… etc. Bon, ils ont cette fois pour consigne de ne rien dire, de laisser faire. Je vais ensuite vers mes sauveteurs pour leur dire de ne pas écouter ceux du voilier, même si ils crient. Il faut tirer ! Un point c’est tout ! « OK » me disent-ils, et ils recommencent à tirer. Là j’y crois, on y va… Le mat se penche, se penche… Et rebelote !!! Ils se remettent à crier, et la traction s’arrête à nouveau. Mais cette fois, au moment précis où la traction s’arrête, alors que la quille n’est plus dans la crevasse, une vague énorme soulève le voilier et le pousse de plusieurs mètres vers la côte. Incroyable ! Épouvantable ! Le voilier n’est même plus droit comme il l’était un instant plus tôt. Maintenant il est couché sur le flan… Tous à bord s’affolent et montrent des signes de panique… Je pense à Virginie… Je me précipite pour leur dire de se calmer, qu’ils ne sont pas en réel danger. Il me vient à l’idée de demander aux adultes de me passer les enfants, afin qu’ils regagnent le bord de l’île. Mais non ! Les mouvements désordonnés de la coque sont très puissants. Car à présent, les vagues sont encore plus grosses, vu qu’il y a moins de fond. Il ne faut surtout pas qu’ils tentent de se mettre à l’eau, ils risqueraient de se faire écraser. Il n’y a qu’à attendre qu’il n’y ai plus ces satanées vagues. Il fait complètement nuit maintenant. Le petit hors bord ne peut plus rien faire et s’en va. Ils ont fait ce qu’ils ont pu et ont pris des risques pour cela. Je les en remercie du fond du coeur. De mon côté je dois rendre l’annexe à son propriétaire. Je me mets à l’eau et je nage dans le noir car bien sûr, il n’y a pas de lune… Je suis subitement aveuglé par le puissant projecteur d’un curieux. Je ne vois plus rien. Qu’il le baisse son projecteur ! Ne voit-il pas qu’il me gène ? Au contraire, il s’avance. Ce n’est que lorsqu’il dirige son faisceau vers le voilier que je réalise qu’il s’agit d’un bateau de pompiers. Je nage dans leur direction. L’hélicoptère s’en va enfin. Ce vacarme, auquel nous nous sommes habitués, disparaît. Ce qui me permet de comprendre ce que disent les pompiers. Ils ne peuvent pas s’approcher, ils risqueraient de heurter les cailloux. Ils ne sont là que pour sauver des personnes, et non du matériel. Ils ont compris que, pour l’instant il n’y a pas de blessés. Que font-ils ? ils discutent… Ils étudient la situation… Ils ne semblent pas d’accord… Ha j’en vois deux qui s’équipent d’une combinaison de plongée. Je m’approche encore. Le commandant me dit que, malgré son interdiction, ses hommes vont chercher les passagers du voilier. Selon lui les plongeurs risquent de se retrouver sous la coque, il ne veut pas en prendre la responsabilité. L’opération est ardue en effet : Il s’agit de récupérer tout le monde, alors que le bateau a des mouvements désordonnés, brusques et violents, le tout dans une nuit noire… Je suis toujours dans l’eau, pensant pouvoir aider, faire quelque chose… Mais le Zodiac des pompiers arrive sur moi. En un éclair, 4 bras musclés me saisissent et… ma joue, ainsi que tout mon corps s’écrasent sur le plancher en bois. Les pompiers sont chaleureux, efficaces et ... techniques ! De leur côté, les deux plongeurs agissent de façon très professionnelle. En calculant l’arrivée des vagues pour profiter des rares accalmies, ils prennent d’abord les enfants. Puis c’est au tour des 2 femmes… et enfin Jacky. L’opération sauvetage est terminée ! Bravo les pompiers ! Et merci ! Je suis gelé. Nous avons heurté les rochers à 19h, Il est 23h. Il s’est passé 4 heures depuis… je n’ai pas vu passer le temps. Le bateau de pompier avance à vive allure. On m’a donné une couverture car je grelottais. Nous sommes tous contents d’être là. La tension tombe enfin… Tout est fini… Nous rions, plaisantons, l’ambiance est bonne. Bien sûr je pense à mon bateau qui gît là-bas, tout seul sur les rochers. Mais je suis content que personne n’ai été blessé. Il y avait 3 enfants à bord, tous sont là ! Je sais déjà que demain matin à la première heure, je quitterai le port de Cannes à bord d’un puissant remorqueur pour aller sauver mon bateau… La soirée à la maison ne se fait pas longue, nous sommes tous crevés. Mais nous revivons autour d’un repas chaud et rassurant les moments difficiles de l’épreuve. Les amis et les enfants me racontent ce qu’ils ont vécu dans le bateau. Je n’étais pas là pour le voir, je ne pouvais que l’imaginer. J’apprends par exemple que Virginie, que je pensais au plus mal, a durant tout ce temps tenu Mila dans ses bras. La petite fille s’y était endormie. C’est Virginie aussi qui a pensé à prendre mes papiers et mes clés, avant de rejoindre les plongeurs. Les deux garçons, Léo et Antoine, sont restés assis sur le plancher, toute autre position étant devenue difficile à tenir. Pas évident pendant 4 heures… Chacun a eu sa part d’efforts. J’ai grande hâte de retrouver mon bateau pour l’inspecter et évaluer les dégâts. Il y aura des frais, c’est sûr… Mais encore une fois, je me réjouis de nous savoir tous sains et saufs. Le lendemain, 7h 30. Je suis au port devant le remorqueur. Je n’ai pas mis longtemps à me lever ! J’attends les hommes qui vont le manoeuvrer. Je suis anxieux… Pourvue qu’ils ne tardent pas… Chaque minute qui passe détruit mon bateau un peu plus encore. Il faut le sortir de là le plus vite possible ! Les voilà ! Ils sont à l’heure. Sans perdre de temps nous partons. Ils savent eux aussi que le temps joue contre nous. Très rapidement nous sommes sur place. Le voilier est toujours là, couché sur le côté. Je remarque qu’il n’est pas exactement au même endroit que la veille… mais il est là. Le remorqueur ne peut pas trop s’approcher, il y a vraiment trop peu de fond. Nous arrivons tout de même à une dizaine de mètres. Tout semble correct. Ouf ! il n’a pas l’air trop amoché. Je n’y tiens plus, je saute à l’eau pour voir de près. L’eau m’arrive à peine à la taille. Je marche, je m’approche le coeur battant… En tout cas le pont et le gréement sont intacts. Enfin j’y suis. Je regarde à l’intérieur… Ho la la ! Quel désordre, tout est sens dessus dessous et… plus grave, il est rempli d’eau ! Il est couché sur le flan bâbord, ce qui me permet d’inspecter le flan tribord. Horreur ! Il est tout enfoncé ! Mon coeur s’arrête… Les membrures et le bordé forment des cabossures de 40 cm de profondeur au moins… Et là, sous l’eau… de la lumière !… Comment ça, de la lumière au fond du bateau ? Les bras m’en tombent… La lumière que l’on voit, c’est le grand trou que la quille a laissé lorsqu’elle s’est arrachée ! Par ce trou, on distingue clairement les rochers ensoleillés et lumineux… Hé oui, les chocs terribles ont eu raison ce cette coque en aluminium, qui s’est déchirée comme du papier… Je suis dégoûté. J’ai comme une sensation de nausée dans le ventre… J’ai l’impression d’avoir la voix qui tremble, alors que je ne dis rien… Le pilote du remorqueur est venu me rejoindre. Il est là, derrière moi, il me regarde. Sa pudeur, son silence me montrent qu’il comprend ce que je ressens. C’est un peu comme si on veillait un mort… Mais sa pudeur et son regard sonnent en même temps le glas de ce que je redoutais. « Qu’est-ce qu’on fait ? » dis-je. « Là monsieur, on ne peut pas faire grand chose… D’abord, on ne peux pas le sortir comme ça, il faut une grue puissante pour le soulever. Et cette grue doit être sur une plate-forme pour pouvoir l’avancer jusque là. On en a une, mais elle n’est pas ici. On l’aura la semaine prochaine. » Ne sachant plus que dire, je le regarde en silence… Il ajoute enfin les mots que je craignais d’entendre, même si je les savais justes : « De toute façon monsieur, votre bateau est irrécupérable. Il est défoncé de partout, c’est toute la coque qu’il faudrait refaire… » En entendant ces mots je regarde l’épontille. Quel désastre ! Elle n’est plus droite comme un I, elle est cintrée comme un C. L’homme a raison. Oui, sous les coups de boutoir, le fond de la coque s’est tassé en remontant… la quille a fini par s’arracher… tout s’est enfoncé, défoncé, déchiré… Le vent s’était un peu levé dans la nuit. Toute la nuit le voilier a roulé d’un côté sur l’autre en tapant. Ce vent aura été son « dernier souffle »… En arrivant bien sûr, je ne voyais que le pont impeccable, j’en étais ravi. Mais ce n’était qu’une fausse joie. il faut maintenant se rendre à l’évidence, toute la coque est morte, et le bateau avec… « Mon bateau est détruit ». Je me répète cette phrase sans parvenir à tout réaliser. « Mon bateau est détruit, je n’ai plus de bateau… » Il m’était arrivé, dans le passé, de perdre une voiture à la suite d’un accident ou pour usure due à son age. Perdre un bateau n’a rien à voir. On a vite fait de se dire qu’une voiture n’est qu’un tas de ferraille. Un bateau, c’est différent. Jamais je ne me serais senti abasourdi, en état de choc, effondré pour une voiture. Bon OK, les vrais amateurs de voiture dirons exactement le contraire, certainement. Ils aiment les voitures. Pour moi la voiture n’est qu’un outil de déplacement rapide et pratique, pour aller travailler, faire des courses… etc. Il m’arrive parfois de prêter ma voiture à un ami, et cela sans aucune hésitation. Par contre je ne prête jamais mon bateau. Bon, c’est vrai, me direz-vous, tout le monde sait conduire une voiture à peu près convenablement. Un bateau… Il y a l’objet par lui-même, mais il n’y a pas que ça, l’aspect symbolique représente tout autre chose. C’est pour moi un lien avec ce qu’il y a de plus vivant : la mer. C’est un mode de vie. Parce que aimer le bateau, c’est avant tout aimer la mer et la nature. Car, on navigue sur la mer, on vit avec la mer. Mais on vit surtout avec tous les éléments de la nature : Le soleil, l’eau, le vent, la pluie, la nuit… Ha, « La nuit »… je parle de la vraie nuit, pas celle des fêtards citadins… Un autre monde : silence, mystère, obscurité, ciel étoilé, lune… Hum… respirer à pleines narines le vent du large dans la nuit… Le regard perdu dans le firmament... quelle grandeur… quelle liberté… quelle joie… On regarde l’éternité. Il y a aussi « Le temps »… En mer on vit au rythme de tout ce qui bouge. Et tout bouge et change en mer : la lumière, les couleurs, les vagues, la température, les sons, … Tous ces mouvements expriment le « temps »… Quand je dis « temps » je parle du temps météorologique et du temps horaire. C’est la même chose, les deux sens se confondent et n’en font qu’un ! Ce mot exprime tout simplement les mouvements de la vie qui se déroule sous nos yeux. En mer, le temps devient subjectif. Le temps passe au rythme du temps qu’il fait. En mer, on ne loupe ni la première lueur du jour, ni la dernière… Ainsi passe la journée. 15h, c’est quand le soleil est un peu à l’ouest… « États d’Âme »… Que le vent soit violent ou calme, nos états d’âme sont en harmonie avec les éléments… Dès qu’un élément change, tout le reste change par voie de conséquence. Il suffit d’un souffle de vent et l’eau prend un aspect nouveau, s’agite, des sons se font entendre… Instantanément nous tendons l’oreille et ouvrons l’oeil.... un nuage apparaît alors, les couleurs se transforment… Les voiles se gonflent, le bateau prend de la vitesse et respire la liberté… « Libre comme le vent… » C’est drôle, dès que cela se produit j’ai envie d’emplir mes poumons de cet air porteur de liberté, afin qu’il me pénètre… Dans ces moments-là, c’est clair, on ne fait qu’un avec le bateau, avec la nature tout entière. C’est cela l’« Harmonie »… Un voilier qui avance à la voile ne peut qu’être en harmonie avec les éléments : vent, courants, vagues, frottements, pressions, résistances… Toutes ces forces physiques interagissent entre elles et s’équilibrent. Le bras et l’esprit du barreur en font partie intégrante… Le bateau ne peut aller que là où l’équilibre le permet. Naviguer au moteur (ou en voiture) est fort différent : Il s’agit cette fois de s’imposer brutalement et bruyamment par la force, contre les éléments. Sans parler de la pollution… Depuis toujours, les hommes naviguent, voyagent, explorent le monde en voilier. Lorsqu’on possède un voilier on ne se sent séparé de cet univers de liberté, de nature et d’aventure que par une fragile amarre. Voilà, je pense à tout cela en revoyant mon voilier voguer joyeusement, chevaucher les vagues, somnoler dans les criques tranquilles… et nous avec. Mais, comme je suis heureux que les enfants n’aient pas été blessés, ou pire… De ce point de vue, mon bateau n’est qu’un tas d’aluminium. Les choses sont ce qu’elles sont, et dans notre cas, c’est bien comme ça ! Et puis, la mer est toujours là… Il y a bien sûr de quoi tirer des leçons de cet accident. Pour ce qui est des manoeuvres après l’échouement, on peut toujours trouver des choses à faire, à tête froide, autour d’un apéro. Mais quand on y est… J’aurais pu tenter de porter une ancre vers le large pour éviter de nous rapprocher d’avantage de la côte… Cela n’aurait pas empêché la quille de taper sur le fond. Je ne pouvais pas non plus espérer tirer sur la chaîne, pour sortir de la faille, je n’avais pas de guindeau électrique. Avec les bras, c’était hors de question. J’aurais pu proposer au tout premier yacht de tirer directement sur la coque. Il était assez puissant pour cela. Mais sur le moment cela ne me paraissait pas efficace. Et puis quand j’ai vu le résultat de ce qui a été fait plus tard… Hé oui, un remorqueur est venu enlever l’épave en tirant… très fort ! Si la coque avait été en bonne état avant, cela l’aurait quasiment détruite durant la manoeuvre. L’étrave s’est littéralement roulée sur elle même en frottant sur les rochers… Mon idée de tirer sur le haut du mat était bonne, et ça a failli marcher. Il aurait pour cela fallu évacuer les passagers dès le début, lorsque le voilier était encore droit, avec un peu de fond. À ce moment-là ce n’était pas dangereux. Après quoi, plus personne n’étant à bord, on était libres de tirer à volonté. Oui, c’est ce qu’on aurait du faire… Ha, s’il n’y avait pas eu les vagues provoquées par tous ces bateaux qui passaient… Si le moteur n’était pas tombé en panne… Si il n’y avait pas eu la nuit… Si… Si… En réalité, les vraies erreurs se sont produites AVANT qu’on arrive sur les hauts fonds. La première fut de dire à Virginie : « Aujourd’hui, il ne peut rien nous arriver, c’est sûr ! » Je lui disais cela pour la rassurer, c’est vrai, mais je le pensais moi-même. Il peut arriver tellement de choses en mer, même par un aussi beau temps… Ce qui amène la deuxième erreur, et la plus grosse ! Qui fut de penser que je connaissais trop bien l’endroit. J’étais trop sûr de moi. Habituellement, lorsque je passe près d’une côte que je ne connais pas du tout, je sors la carte, et je me tiens plus loin de la côte qu’indiqué, par mesure de sécurité. On ne sait jamais… Ce jour là, pour gagner 15 secondes, pour ne pas faire d’écart, ne m’accordant aucune marge de sécurité, fier de connaître le coin comme ma poche, j’ai parié sur mon égo… J’en ai payé le prix. « En mer, le temps passe au rythme du temps qu’il fait »