La manche en coup de vent


Récit d'une traversée de la Manche en solitaire du 8 novembre au 12 novembre 2008 à bord de Jaoul, un Trisbal 36.
Carentan Chichester Harbour et retour avec des vents allant jusqu'à force neuf durant la traversée, puis force 10 au mouillage.


Malgré le temps c’était quand même confortable à bord et le bateau n’a jamais embarqué d’eau ni mis le mât ou la bôme dans l’eau. C’était sportif certes, mais pas dangereux. Par contre, au mouillage j’ai eu peur de chasser.
Ce qu’il me reste de cette virée à présent, c’est l’encre de la nuit, sa grande beauté, les impressions au retour dans la baie des Veys, la lune, la main glacée du vent dans le cou, l’émeraude frangée de blanc de la barre de Chichester. Moins la bastonnade du temps qui confirma, cependant, la confiance que j’ai en ce bateau.
Bonne lecture,
Régis

Vous pouvez lire mon récit "La Manche en coup de vent" en ouvrant la pièce jointe:

Fichier a telecharger :

[c]La Manche en coup de vent[/c]

[c](Navigation en solitaire du 8 au 12 novembre 2008)[/c]

Les trois semaines de navigation en solitaire de l’année dernière à cette époque m’avaient décidé à ne plus naviguer en cette saison à cause de la brièveté du jour.

Pourtant la lumière d’automne en Manche a quelque chose de magique et les endroits qui ne le sont pas moins, bondés en été sont déserts en novembre. Ainsi les Ecréhou, beauté saisissante malgré la solitude oppressante du lieu où l’on arrive transi au petit matin après une trop longue nuit sans sommeil.
Cette année, pour ne pas perdre la combinaison favorable des jours non travaillés autour du onze novembre, je décide de naviguer quand même. Par contre, je veux partir de Carentan de jour et y revenir de même à cause du chenal mal éclairé. Je partirai donc samedi huit novembre dans l’après-midi, à l’ouverture des portes pour revenir le mercredi suivant avant midi, dernière limite avant leur fermeture.

Vendredi 7 novembre à seize heures, au travail.

Je suis sur le départ.

Au pied de l’imprimante, dans le bureau voisin, j’attends avec impatience la sortie papier des dernières prévisions météorologiques du site web « Weather on line ».

J’observe l’évolution des prévisions depuis plusieurs jours : le vent qui souffle du secteur ouest soufflera encore de cette direction au moins jusqu’à mardi avec peu de chance de varier. Cet état des vents m’impose de courir plein nord vers l’Île de Wight, ce qui donne l’assurance de pouvoir y aller et en revenir dans le temps imparti.

Je saisis les feuilles.

Un coup d’oeil dessus pour me rendre compte que c’est encore mieux que je ne pensais. Samedi, dimanche et lundi, vent de sud ouest 25 à 30 noeuds tournant au nord ouest 20 noeuds mardi en cours de journée. Du portant à l’aller et de même au retour, la configuration des vents ne peut être plus favorable.
Je reviens à mon bureau, saisis ma veste et pars en réfléchissant à comment goupiller au mieux ma virée : entrer dans le Solent par les Needles, mouiller derrière Hurst Point dimanche matin, partir pour Chichester Harbour lundi, y passer la nuit et lever l’ancre mardi pour retraverser la Manche.
Je repasse chez moi, prends les deux caisses en plastique qui contiennent l’avitaillement, les documents nautiques, quelques vêtements, des bricoles pour Jaoul et je file.

Sur l’autoroute, l’embouteillage habituel de Caen en fin de semaine le soir à la sortie du travail.

L’arrivée nocturne sur le parking à Carentan.

Les deux caisses, mon sac, sur le diable pliant à monter sur la digue de terre qui borde le port-canal, à redescendre délicatement de l’autre côté. Le portillon de la passerelle d’accès au ponton se referme avec un claquement métallique et rebondit. Suit le délicat retournement du chariot, afin qu’il ne verse pas, pour lui faire descendre la marche entre la passerelle et le ponton, puis le tacatac des roues du diable sur les lattes du ponton.
Enfin j’aperçois mon bateau.
C’est toujours avec un sentiment de crainte et de soulagement mêlés que je parviens à la hauteur de Jaoul. Soulagé d’avoir laissé derrière moi les préoccupations terrestres ordinaires,

la préparation et l’attente de cette fenêtre de liberté — un tantinet impatient de la voir s’ouvrir, d’être enfin à pied d’oeuvre — et craintif à l’idée de voir mon joli navire tant désiré de longues années durant, enfoncé à demi rempli d’eau, gîté sur son voisin parce qu’une vanne a lâché pendant mon absence.

Entre le gros fifty anglais en acier que je n’ai jamais vu bouger et le cotre norvégien de Brian, que je n’ai jamais vu bouger non plus, Jaoul se tient dans l’ombre tel que je l’ai quitté fin septembre.
Le cadenas ouvert, le glissement du lourd panneau de descente. L’odeur un peu sucrée du désodorisant laissé par les anciens propriétaires imprègne boiseries et rideaux.

Le contacteur de la batterie. Sous l’escalier.
La lumière.
Le câble. A la borne électrique du ponton.
Le chauffage.

Avant de descendre les caisses et mon sac, je remets à plat les matelas des banquettes. Mis sur le champ pour leur séchage, ils disent un lieu en déshérence, un lieu intérieur qui n’existe plus pour personne et cette sensation de vide m’est si désagréable que, pour un peu, je laisserais les matelas à plat pendant mon absence rien que pour l’éviter au retour.
Une fois les matelas remis en place et les coussins disposés autour du carré, je me sens mieux.

Puis le rangement des affaires, des vivres. Ça va vite, j’ai apporté peu de choses.

Ouvrir les vannes.
Faire mon lit.
Manger un morceau.

Le radiateur à huile est chaud et la chaleur vient. Je ferme la porte de ma cabine, me déshabille et puis au lit. Il fait un peu frais sous la couette, mais ça va. Il est huit heures du soir. Je suis content parce que demain je ne pars pas avant presque quatre heures de l’après-midi et ça me donne le temps de tout faire sans précipitation. Demain, j’irai reporter le diable et les caisses à la voiture.

Je n’ai pas mis mon réveil à sonner.

Samedi 8 novembre au matin.

Ponton désert.

Pas grand monde dans la marina. Pas de vent. Le bulletin météo affiché à la capitainerie ne dit rien de plus que je ne sache déjà : avis de grand frais de sud ouest, c’est tout. Au retour je passe voir Jean-François, il habite toute l’année un quillard de trente pieds. On parle bateau évidement, de son projet : la construction d’un voilier alu biquille de trente six pieds, un bateau de voyage. On parle du temps qu’il fait. On boit un coup. Et on parle encore…

Quand je suis assis dans le carré du bateau d’un copain voileux, c’est fou ce que j’ai du mal à quitter. J’ai des drôles de pensées. Je me demande pourquoi aller affronter le temps gris, l’humidité et la promesse d’une longue nuit blanche et froide alors qu’on est si bien là, à se raconter, à voyager ensemble dans notre tête en embellissant nos souvenirs, en exacerbant nos désirs, c’est facile puisque l’autre s’exalte aux mêmes évocations que soi. Ah, qu’il est tentant de rester dans cette ambiance d’images colorées et de chaleur humaine ! Pourquoi ne pas s’en contenter et imaginer plutôt que réaliser quand dire se fait bien plus vivant qu’entreprendre ? C’est sans doute ce que font la plupart des plaisanciers dont les journalistes nautiques renseignés disent qu’ils ne sortent en mer que trois jours par an en moyenne.

C’est dur de s’extraire de la torpeur terrienne, je sais ! Elle nous empêcherait d’aller en mer si nous y cédions ; cette torpeur qui, chose étrange, une fois en route, n’est plus, au point qu’il est souvent difficile d’imaginer l’avoir éprouvée. Oui, c’est difficile de passer d’un 2
monde à l’autre parce que justement, il s’agit de mondes et qu’on ne peut concevoir l’un sans exclure l’autre.

Samedi 8 novembre, quatre heures de l’après midi.

Jaoul est seul dans l’écluse et l’éclusier me prête main forte pour amarrer le bateau.

A la sortie du chenal, grand voile haute et génois déroulé, ciel bas, vent faible, il fait sombre.

La nuit déjà.

Je tangonne le génois pour faire porter la voile et file six noeuds. Jusqu’à Barfleur.

Allumer les feux de route.

Sept noeuds et demi au loch. C’est beaucoup. On ne se rend pas compte de la vitesse à cause du vent qu’on ne sent pas parce qu’il va dans le même sens que le bateau et qu’on est, de plus, fasciné par l’allure rapide. Mais quand le grand frais sera établi, il sera difficile de monter au vent pour réduire la toile sans risquer de coucher le bateau.

Je défais les cordages qui brident le tangon et le rentre en ayant pris soin, auparavant, d’accrocher mon harnais au balcon de mât. La voile est puissante et l’espar difficile à maîtriser qu’il faut les deux mains.
Et pas d’autre main pour me tenir.

Faire vite et précis pour passer entre les haubans et ranger à plat pont ce tube d’alu joueur de quatre mètres de long. Je roule un peu de génois, je reprends du palan frappé sur le rail de fargue pour baisser un peu l’écoute et fermer la chute qui dégueule en haut. Un ris dans la grand-voile, puis deux et je recommence à rouler du génois.
Barfleur déjà.

Cap au 345 vers les Needles.

Une ventrée de spaghettis plats. J’adore les spaghettis plats que je brise en trois avant de les plonger dans l’eau bouillante.

Vent entre 30 et 35 noeuds.

Tandis qu’ils cuisent, nuit noire, un peu de lune, je prends le troisième ris et roule encore du génois. Jaoul se vautre moins et tient ses sept noeuds et demi.

Les spaghettis plats parsemés de gruyère râpé, le contenu d’une boite de pâté Hénaff qui commence à fondre dans le récipient entre mes genoux, douce chaleur. Manger avec appétit. Mettre mes mains autour de la casserole et les réchauffer. Faim qui s’apaise au fur à mesure que l’estomac s’alourdit. Moment heureux et paisible en ciré sous la capote pelotonné sur les coussins du cockpit, tandis que Jaoul galope dans la nuit sur les masses sombres qui glissent sous lui.

La vaisselle.

La gamelle dans l’évier à gratter avec le tampon en paille d’Inox, les fesses calées par le puits de dérive. Ca chahute pas mal.

Ranger.

Puis tout fermer. Les aérateurs, les vannes de l’évier, des toilettes. Bloquer l’ouverture des coffres et celle de la baille à mouillage.

Vent entre 40 et 45 noeuds.

Et la météo sur France Inter qui disait ce soir à huit heures : « Vent de force 8 établi avec passages prolongés à 9 ». Eh bien on y est !
Jaoul atteint 9 noeuds. C’est trop, il se vautre encore en déplaçant une eau qui roule bruyamment sous le vent. Je crains que la bôme ne touche l’eau. Ne pas dépasser 8 noeuds pour rester maître de la situation.
Je descends faire le point et remonte. Je ne sais pas ce qui se passe mais Jaoul empanne au moment ou je sors. Le palan de grand voile me frappe le bas des reins avec une violence telle que je reste un moment sur le carreau.

J’ai mal.

Je n’ose bouger de peur d’aggraver la douleur ou de déplacer une vertèbre brisée.

Jaoul poursuit sa route, indifférent. Je perçois la situation qui, sereine l’instant d’avant, vient de basculer dans l’irréversible. Jaoul sans personne pour s’occuper de lui par un temps pareil et c’est fini. La partie est finie.
C’est à cette fin, ma fin, certaine, inéluctable, à laquelle je pense quand j’essaie de bouger mon corps.

Il bouge.
Il répond.
Lentement je m’aventure en des mouvements plus amples.
Ca marche.
Bordel, comme ça fait mal !
Je me lève.
Je n’ai rien de cassé.
Je pense à la leçon.

La leçon que la vie vient de me donner. Le frein de bôme que j’ai acheté et qui dort dans le coffre parce que je n’ai pas trouvé comment l’installer d’une manière simple. Pas le temps d’y réfléchir, préfère courir la mer.
Je pense : courir la mer ? Oui, mais de longue années encore.

Et pour ça, le frein de bôme ?
L’installer dès que possible.
Je monte sur le pont, doucement.

Je suis accroché à la ligne de vie par une longe. Mes mouvements sont lents. Je ferle la grand-voile et ne conserve que trois mètres carrés de génois.
Les rafales sont dures comme des gifles démesurées. 50 à 55 noeuds. Rafales à force 10. La mer est grosse.
Sans doute.
Je ne vois rien.

Un peu de lune et des nuages en lambeaux qui filent.
Des masses sombres et mouvantes.
Mais non. Jaoul va bien. Il n’est pas plus déconcerté par la dureté des claques que s’il ventait moins. Parfois une lame monte sur le pont et cingle la capote.

La capote bat anormalement.
Elle est décousue sur la moitié de sa longueur.
Le fil était cuit. Je pense à réparer. A faire réparer en rentrant à Rouen. Pour l’instant, il n’y a rien à faire.
Non, je ne barre pas. Je ne barre jamais. C’est le pilote qui fait le boulot ou bien un cordage tient la barre dans l’axe. Là, c’est le pilote car la barre amarrée demande un réglage fin et je n’y suis pas parvenu. Je passe mon temps à regarder les cadrans. L’anémomètre. Le loch. Je n’en reviens pas de la puissance du vent. Des claques ou plutôt des roustes. Ca passe de 30 à 50 noeuds d’un coup puis ça retombe à 20 à tel point que je me demande si le vent n’est pas entrain de me quitter. Mais non, la danse reprend dans les aigus des haubans. Ça bastonne dur.

La tourmente.
Par salves.
Par volées de bois vert.

C’est impressionnant, cette épaisseur du vent. Pas si froid que ça. Tiède, on dirait ! Mais Jaoul s’en moque, roule peu, gite bien sur, mais pas tant que ça. La mer est grosse, pas désordonnée ni abrupte. Je ne la vois pas bien, la ressens plutôt. Jaoul ne tape pas, ne mouille pas beaucoup et reste confortable. Je suis content.

Je me tiens dans la descente à l’abri du vent et des embruns. Je monte parfois dans le cockpit pour voir la mer, son spectacle grandiose et ne vois rien à part quelques crêtes blanches puis, avant de redescendre marquer un nouveau point sur la carte, je renverse la tête, le faisceau de ma lampe frontale fait phosphorer l’empennage de la girouette en haut du mat. Allure de grand largue bâbord amure. La direction du vent n’a pas changé.

Le rail des cargos.
Le montant.
Puis le descendant.

Peu de cargos. De nuit on les voit bien.
Les heures s’égrènent dans le grand charivari.
« T’es dans le gros temps mon vieux ! » Ca pourrait forcir encore. J’imagine la suite. A quelle force de vent dois-je prendre la fuite à sec de toile ? La Manche puis la Mer du Nord à courir. Je ne sais pas. Je n’imagine pas.

Dimanche 9 novembre, zéro heure.

Vue de l’esprit car rien ne change. Aucune rupture de rythme ne vient saluer la bascule du calendrier. Mer grosse, nuit noire, vent très fort toujours et Jaoul, minuscule îlot de confort douillet, continue sa route ballotté par l’inhumaine furie.

Un peu de lune cependant.
Sur la carte, le tracé s’infléchit. La marée change. La force du courant de jusant diminue.

J’essaie de gagner un peu dans l’ouest.
Allure de vent de travers.
Pas suffisant.
Dérive avant baissée, bon plein.

Je ne tiens plus le 345 vrai. Plutôt 355 ou 360. Entre le cap vrai et le cap compas, une différence de 40° au près, 20° au petit largue. La renverse a eu lieu, il n’est désormais plus possible d’embouquer le Solent par les Needles.
Au loin, quatre ou cinq point rouges alignés verticalement : l’antenne radio de l’île de Wight, très haute.

Il est quatre heures du matin.

J’ai changé de cap et de destination. Je me dirige désormais vers Chichester Harbour que je vais atteindre une journée plus tôt que prévu.
Pour Chichester Harbour, la configuration est la meilleure qu’il soit. Le havre est fermé par une barre très dure par vent fort de sud ouest sauf aux abords de la pleine mer.

La pleine mer est à huit heures et j’y serais.
J’ai faim.
Bol de lait avec des corn-flakes.
Barre de chocolat.
Miel.

C’est un cylindre en plastique plutôt qu’un bol. C’est mieux pour contenir un liquide volage.

Je longe l’Ile de Wight de loin.
St Catherine point.
Par ce temps-ci, vaut mieux se tenir à distance des pointes. C’est là où la mer devient dangereuse, confuse, là où elle lève des lames courtes et acérées.
Puis la côte sud est.
Des maisons, des bâtisses, points de lumières enchâssés dans la côte.
Je m’approche.

Nouveau cap, nouveaux alignements. Le jour pointe. On distingue mieux les maisons, les villas, l’éclairage public. Des arbres. Une anse, une jetée, une ville. La mer ce civilise. Elle s’aplatit aussi. Le vent devient moins fort, la protection de l’île de Wight se fait sentir.

La nuit s’efface.
Le jour. Voir clair, voir ce qui se passe. Le jour enfin.
Avec du soleil.

La mer vert clair avec du blanc.
Les bouées en noir et jaune.
Balises vertes, balises rouges.
Des couleurs.

Je monte et je descends constamment. Besoin de faire le point souvent, de reconnaître les amers. Dans le paysage. Sur la carte. Repérer l’entrée de Chichester.

Là bas des mastodontes pas loin de la tour Nab.
On dirait qu’ils sont immobiles. Des cargos, des pétroliers à l’ancre qui attendent d’avoir assez d’eau ou bien le pilote pour entrer dans le Solent.
Passer derrière ou passer devant ?

Devant.

Sud ouest 35, 40 noeuds, tout de même !
On dirait pas !
Je déroule un peu de génois.
Encore un peu.
Parmi les cargos, un ferry. Il n’est pas à l’ancre, je suppose ?
Je le vise à deux heures.
Il reste à deux heures et grossit. Je file huit noeuds.
Il grossit encore. Je surveille, prends des repères. Va-t’il me passer devant ou pas ?

C’est un Britanny Ferry. Doit venir de Ouistreham ou de Cherbourg.

Ca m’énerve d’attendre comme ça que Môssieur veuille bien se décider à passer devant. Je prends la barre. Trop tôt sans doute. Ça me fait abattre beaucoup pour lui viser le cul et le génois porte mal, il faseye et menace de passer sur l’autre bord.

Je m’énerve : « Il va se magner le gros con, hein ? »
Pour garder le génois gonflé, je suis obliger de lofer un peu.
Il se rapproche encore.

Puis quitte les deux heures, ferme l’angle, passe devant Jaoul et ouvre l’angle sur l’autre bord. Muraille d’acier blanche avec plein de passagers dedans, cabines encore éclairées. Le pavillon français en poupe.

Le bruit des moteurs.
Leur fumée.
L’odeur des gaz brulés.
Le remous qui s’ensuit fait danser Jaoul comme un beau diable.
Je règle à nouveau le pilote.

Au loin, la bouée West Pole à laisser sur bâbord. Puis la tourelle. Elles parent l’épi qui s’avance sous l’eau perpendiculairement à la côte : Chichester Bar. La mer déferle dessus, c’est impressionnant.

Huit heures du matin, pleine mer.

A l’approche de la bouée, j’enroule progressivement le génois. Heureusement la vitesse diminue.

A l’approche d’un rivage, j’ai toujours le sentiment d’arriver trop vite, peur de ne pas parvenir à freiner, peur de me prendre la côte dans la figure d’autant plus que j’ai le vent qui pousse au fesses. Arrivé à la tourelle, j’ai déjà tout roulé et mis le moteur. Je ne veux pas de souci avec les voiles dans ce passage délicat, j’ai besoin de toute mon attention.
Je sais où je vais. Je suis déjà venu au mois de mai. C’est à droite derrière la pointe que je veux mouiller. Un endroit charmant.

Sur bâbord, ça déferle dur.
Eastoke point.
The Winner à tribord.
Le chenal de droite.

Sur tribord, ça déferle dur tout près.
Puis encore à droite.

Je reconnais l’endroit. Sous le vent du cordon de dunes « the Spit ». Ça m’a plu en mai. Il y avait un temps bien plus doux et du monde à l’ancre.
Je m’approche au plus près de la plage face au vent afin de réduire le fetch au minimum. Je mouille l’ancre dans trois mètres d’eau.

J’aurais pu mettre Jaoul le nez sur le sable et débarquer aussitôt mais ce n’est pas prudent. Le soleil est là, c’est sûr mais pas le vent qui garde toute sa puissance et sa fantaisie. S’il se mettait à virer au nord, je serais dans de beaux draps hein ? Je m’attends à tout dans ce temps fou.

Quand j’y pense, ce n’est pas l’envie d’être prudent qui me fait renoncer à descendre à terre, non, c’est l’envie de le faire par temps calme. Envie de prendre mon temps, de flâner. Par temps fort, il y a de la beauté c’est vrai, mais les choses sont plus compliquées, plus fatigantes aussi.

Demain peut-être ? Sinon une autre fois. Ça n’a pas d’importance, ce qui compte c’est mon acceptation du temps qu’il fait avec ce qu’il me permet de vivre qui ne serait pas vécu si c’était moi qui en avais décidé.

la manche en coup de vent

Dimanche 9 novembre, 14 heures.

Jaoul tosse deux ou trois fois sur le fond et ça me réveille. Je dormais profondément.
Je sors en pyjama, fais un tour sur le pont.
Vent toujours aussi fort.

Presque plus d’eau autour de Jaoul. L’ancre est plantée sur la plage. Des promeneurs emmitouflés. Des chiens en laisse. Des enfants qui courent.
Jaoul est posé. La marée ne descend plus.

J’enlève la capote, m’installe sur ma couchette pour la réparer. C’est long et dur pour les doigts. Le tissus est épais, les trous difficiles à repérer. Pour le « zig » ça ira, le « zag » on verra plus tard.

En fin de couture, quand même un peu de « zag » sur le bord en retour afin de renforcer l’endroit où ça tire le plus.

Il fait nuit.
Le vent souffle. Le portique sur la poupe entre en vibration et c’est tout le bateau qui tremble.
35 noeuds. L’aiguille de l’anémomètre s’agite en grand. 45 noeuds.
Je suis sorti plusieurs fois pour vérifier le mouillage. Rien n’a bougé. La perche toute proche est là, fidèle.

Dimanche, 20 heures.

La radio, la météo !
La présentatrice déclame à toute allure.
J’enregistre le bulletin sur un petit appareil à puce et je me le repasse en boucle. « Sur les zones de la Manche et de la Mer du Nord : avis de coup de vent à tempête en cours. Prévisions par zone.

Antifer : vent de sud ouest 7 à 9 Beaufort, localement force 10, mollissant 7 à 8 en fin de nuit.

Casquets : vent de sud ouest 7 à 8 Beaufort, 9 dans le nord de la zone mollissant 6 à 7 en cours de nuit, puis 7 à 8 le matin. »

La marée est à nouveau haute et Jaoul serpente comme un cerf-volant au bout de son fil. Les bourrasques sont puissantes. Tout se met à vibrer.

Dix heures du soir.

Le vent monte. Le bateau tremble comme une feuille.
Et ça dure.
J’ai peur que si le tremblement ne s’arrête pas, le bateau finisse par se disloquer.
Je sors dans le cockpit.

La grand-voile ferlée s’agite comme une feuille de papier de soie prête à se déchirer. La plus longue latte, celle qui se ferle au premier ris, sort de son fourreau sur plus de deux mètres et pend dans le cockpit. Je m’en saisis et la jette dans le carré.

Ca monte encore.
Je crains que l’ancre ne tienne pas.
L’anémomètre monte. 55 noeuds. C’est beaucoup.
Il monte encore.

Un coup de butoir. Jaoul prend soudain trente degrés de gîte.
L’aiguille est dans le bas du cadran. Elle atteint les limites de l’appareil. Vent à 60 noeuds ou plus.

C’est la nuit et on y voit clair pourtant. Clair de lune. Nuages renvoyant vers le bas la lumière des villes proches.
L’eau blanche bout et fume.
Conditions dantesques.

Quand on est immobile dans un paysage, comment imaginer un air qui devient aussi épais que celui qu’on perçoit par la fenêtre ouverte d’un train lancé à pleine vitesse ? Une différence cependant : dans le train, l’écoulement ne se fait pas par bourrasques et violentes rafales qui usent nerfs et matériel.
Jaoul se redresse enfin mais tremble encore.

Puis ça décroît.
Par saccades.
Jusqu’à 40 noeuds.
Une accalmie sans doute.
Jaoul ne tremble plus.
Moi, si !
Encore un peu.

L’ancre a tenu : une FOB plate de 20kgs et 30 m de chaîne reprise par une patte d’oie en nylon de 14 avec amortisseurs en caoutchouc frappée à chaque bord sur les taquets proches de l’étrave.

Je viens de connaître le vent le plus fort que je n’aie encore jamais rencontré en bateau. Je reste un peu à veiller, puis le paroxysme semblant avoir été atteint, je m’endors tranquillement jusqu’au matin.

Lundi 10 novembre.

Vent de sud ouest toujours, entre 30 et 45 noeuds.
Je lis dans ma cabine. Le chauffage au pétrole me souffle un air chaud.
Fait bon.

A marée basse, je ne sens pas Jaoul se poser, ni ne voit l’ancre sur la plage. C’est que Jaoul a bougé. Il s’en va vers le milieu de la baie, c’est sûr ! Si j’ai chassé, j’ai peur de chasser encore. J’imagine Jaoul traversant la baie en labourant le fond avec l’ancre. C’est ce qui va se passer si ce maudit vent ne cesse pas.

Pourtant mes repères n’ont pas bougé, la perche du chenal est toujours là. J’ai du mal à comprendre ce qui se passe alors que le marnage, ces jours-ci, croît à chaque marée jusqu’à la vive eau. L’explication doit venir des conditions de temps : la pression atmosphérique est basse, donc l’air appuie moins sur l’eau avec en plus un vent fort qui empêche le havre de se vider.
A marée haute, les bourrasques reprennent de la vigueur. Le vent n’a pas changé de direction d’un poil. Et je cherche le moindre indice de changement dans l’espoir qu’il tourne à l’ouest. Si ça ne tourne pas, il sera impossible de rentrer à Carentan.

Je commence à envisager la possibilité de ne pas aller au travail jeudi et de ne rentrer qu’au week-end.
Rafales à 40, 45 noeuds.
Pluie.

Un petit bateau de pêche vient chaluter dans le coin. Des crevettes, sans doute !
Rien à faire d’autre que d’attendre le bulletin météo de France Inter à 20 heures.

Si ! Lire encore. Un bon livre de John Fante — Demande à la poussière — littérature américaine des années trente, personnages caractériels et attachants.

Lundi 20 heures.

Antifer : vent de sud ouest force 8 à 9 Beaufort mollissant 6 à 7, 5 à 6 en fin de nuit.

Casquets : sud ouest 7 à 8 virant ouest puis nord ouest 4 à 6 demain après-midi, fortes rafales.

Je suis dans le nord de la zone Antifer. Ça ne dit rien sur un changement de direction du vent. Mais la prévision sur Casquets me donne un espoir.

Je me prépare à déraper à marée haute demain.

Mardi 11 novembre 2008.

Fin de la guerre de quatorze. Il n’y a plus de poilus. Fin d’une époque. Pour les Anglais aussi, c’est férié.

Le vent tourne à l’ouest.
Après le petit déjeuner, je prépare le bateau. Remettre la grande latte dans son fourreau. Renforcer la fermeture de chaque fourreau de latte avec du bout.

Onze heures du matin.
Ciel clair et soleil magnifique.
Rafales à 40 noeuds.
Elles se succèdent sans interruption.
Moteur.
Dérive avant basse.

Je hisse la grand-voile. Le bateau se met en travers, la toile claque à faire jaillir les lattes. J’y renonce et la ferle de nouveau. Plus tard quand j’aurais de l’eau à courir.
Je défais la patte d’oie. Elle n’a subi aucune usure. Le guideau électrique peine à remonter le mouillage. J’y vais doucement. L’ancre à peine sortie de l’eau, Jaoul se met en travers. Je bondis aux commandes. Moteur en avant, je me dégage de l’endroit pour gagner plus de fond et avoir de l’eau à courir afin de finir de ranger le mouillage.

Dérive arrière basse.
Je branche le pilote électrique.
Quand tout est clair, je reprends ma route. Péniblement contre le vent d’ouest, je fais un noeud, c’est tout !
Lames courtes, baie blanche d’écume, déferlantes à bâbord.
Puis plein sud dans la passe, le rodéo.

Eclats de lumière vive, eau vert émeraude et crêtes blanches, giclées salées.
Grand voile arisée, un voilier avec équipage passe Jaoul, salut mutuel, sort du chenal et lofe vers Bembridge.
Je me décide à hisser la grand-voile.

Monter au vent.
Ça tangue rudement.

Merde, la drisse est prise derrière les échelons de mat au dessus du deuxième étage de barres de flèche. D’en bas à grands coups de fouet, j’essaie de la dégager. Peine perdue. Pourvu que je puisse la hisser au moins à trois ris.
Trois ris.
C’est bon.

Le génois déroulé d’un tiers et petit largue.
La sortie est du Solent.
Sur ma route un cargo chinois à l’ancre. Il trompe une fois, deux fois quand il me voit approcher. Mais bon, je vais quand même pas me flanquer sur lui !
Sous son vent tout se calme. Jaoul est soudain sous toilé.
Puis, ça piaule de nouveau.
L’île de Wight défile.
Mer grosse mais régulière.

Bon plein tribord amure. Vent à 40 noeuds, Jaoul file 6 à 7 noeuds.
Jusqu’à la nuit.
Mais avant la venue de l’obscurité, je me fais chauffer une gamelle de spaghettis plats.
Pour aller à l’assaut de la cuisinière sur le bord au vent, le port du ciré est recommandé.

Gruyère et pâté Hénaff.

Houle par le travers tribord.
Je m’empiffre avec délices.

Puis le vent décroît. Je renvoie progressivement de la toile tandis que la mer se calme. Le génois à dérouler puisque la grand-voile reste coincée au bas ris.
Lune pleine ou presque.

Ciel bleuté piqueté d’étoiles. Nuages d’ombres filantes couvrant parfois d’un manteau sombre les collines mouvantes aux reflets argentés.
Un navire au loin. Devant. Lumière jaune des hublots.
Un autre derrière.
Le froid s’installe.

Mercredi 12 novembre 2008.

Le phare de Gatteville.
La renverse.
Vers quatre heures du matin, Jaoul pointe sur Grandcamp. Atterrissage trop à l’est à cause du montant.
Temps glacial.

Je tire des bords dans la baie des Veys.
Vent force trois. Mer anthracite, lisse avec un léger friselis d’argent.
Clair de lune.

Je cours à la proue. A genoux, une main sur le tube glacé de l’enrouleur, l’autre sur le balcon avant. Je me tourne : Jaoul est penché, sans bouger. Juste le chuintement de l’étoffe d’eau noire qui se déchire à l’étrave, en dessous. Ses voiles grises bordées sont élancements, lames de couteau ou bien plumes d’acier tendues vers le ciel noir.
Et devant: l’encre de chine du lavis, lampadaire blanc et rond de la lune, sombre des lointains piqués de points lumineux en ligne discontinue. Scintillements.

Glacé du vent sur ma nuque, crépitements réguliers sur la coque. Silence habité de petits bruits familiers

Joie.

Je sais pourquoi je suis là. Je suis venu pour la nuit froide, pour le lavis à l’encre de chine de la baie des Veys.
La bouée d’atterrissage.
Son scintillement.
Le chenal de Carentan.

La mer et le vent ont joué avec les bouées du chenal. Il n’y en a plus une en place. Celles qui sont restées allumées clignotent dans les marais. Un vrai bordel !

Pas beaucoup d’eau. Manque de m’échouer.
Avant d’embouquer, mettre en panne, rouler le génois, ferler la grand voile et placer amarres et défenses.
Démarrer le moteur.

Le chenal. Long gouffre noir. Ombre des arbres. Miroirs sombres. Perches à peines esquissées au bord du marais. Ailes noires.
Sept heures. Le jour.
Les yeux qui piquent.
Le froid.

S’amarrer au ponton d’attente. S’y reprendre en deux fois à cause du courant. Monter sur le quai. Décrocher le téléphone, le raccrocher. L’appel part automatiquement. Battre la semelle. Souffler dans les mains à cause du froid.
Attendre.
Puis l’éclusier enfin: « C’était sportif, hein? »

J’étais seul à sortir, je suis seul à rentrer. On écluse rien que pour moi.
Je vise le bajoyer sur tribord. Rate l’aussière qui pend le long du mur. Jaoul se met en travers du sas.
Sauter de la proue à la poignée du moteur dans le cockpit et retour à la proue. L’ancre au davier racle le bajoyer. Pousser sur le mur pour la dégager. Retourner encore aux commandes du moteur et saisir enfin l’amarre arrière.
Puis celle de l’avant.
La porte s’ouvre sur le bassin.
Le bassin.

Mettre en panne pour défaire les amarres. Jaoul part en travers. Moteur pour le redresser. Défaire la moitié des pare battages pour les replacer de façon à tenir Jaoul au catway.
Jaoul en travers.
Moteur encore.

Derniers ajustements. Relever la dérive arrière. Virage négocié. Attention soutenue. Jaoul se glisse à sa place.
Amarré enfin. Moteur coupé. Dérive centrale relevée.
La fatigue.

La marina s’égaye au soleil de novembre.
Un petit somme avant de ranger le bateau. Puis rentrer à la maison.

la manche en coup de vent

Deux semaines plus tard, j’avais encore mal aux reins.
Malgré le temps c’était quand même confortable à bord et le bateau n’a jamais embarqué d’eau ni mis le mât ou la bôme dans l’eau. C’était sportif certes, mais pas dangereux. Par contre, au mouillage j’ai eu peur de chasser.
Ce qu’il me reste de cette virée à présent, c’est l’encre de la nuit, sa grande beauté, les impressions au retour dans la baie des Veys, la lune, la main glacée du vent dans le cou, l’émeraude frangée de blanc de la barre de Chichester. Moins la bastonnade du temps qui confirma, cependant, la confiance que j’ai en ce bateau.

Régis Lesage

St Ouen de Thouberville, samedi 3 janvier 2009

la manche en coup de vent

Tous les articles