La parabole du bateau


Après les utilisations fumeuses du vent apparent, pendant que les neurones restent chaud, je vous propose la parabole du bateau à partir de sa version originale.

En quelques mots:

Une pierre lachée du sommet du mât d'un bateau tombe t-elle à son pied (du mât) ou non en fonction de la vitesse du bateau??




Présentation du texte

Cet ouvrage est publié en 1632 sous le titre: Dialogue sur les deux grands systèmes.
Il s'organise en quatre journées pendant lesquelles trois personnages discourent des cosmologies coperniciennes et aristotéliciennes.
Le défenseur de Copernic prend les traits d'un esprit cultivé alors que le disciple d'Aristote (et représentant la voix du clergé) en est pauvrement doté.
Les débats sont animés par un troisième participant dont la neutralité n'est qu'une façade destinée à servir les intérêts de l'auteur.
Les discussions tournent en ridicule les idées soutenues depuis des siècles par les continuateurs d'Aristote.
Galilée s'attaque à la soumission aveugle au dogme dont certains points auraient aisément pu être détruits par la réalisation de quelques expériences de mécanique.
Le ton général de l'ouvrage aussi bien que son contenu ont profondément irrité le pape Urbain VIII, un ancien ami de Galilée.
La convocation à Rome du savant en 1633 fut le début d'un processus qui conduisit à son procès.
Après plusieurs interrogatoires devant le Saint Office, Galilée fut dans l'obligation d'abjurer le 22 juin 1633 dans une déclaration humiliante lors de l'énoncé de la sentence.
Le Dialogue sur les deux grands systèmes fut interdit et son auteur condamné à l'incarcération.
Toutefois cette peine fut commuée en une assignation à résidence d'abord dans la ville de Sienne puis dans sa villa d'Arcetri, près de Florence où il termina ses jours, aveugle, en 1642.
Ce n'est qu'en 1822 que le Saint Office décida de ne plus interdire la diffusion de livres soutenant le système héliocentrique.
Cela ne signifie pas que l'Eglise se soit rangée aux côtés de Copernic et Galilée, il faut attendre le 31 octobre 1992 pour que le pape Jean-Paul II reconnaisse les erreurs de l'Eglise catholique à l'encontre de Galilée mais l'amertume et les réticences subsistent.
source: Galilée, Ludovico Geymonat, Points Seuil, 1992



Texte issu de la "Deuxième journée"
source: Dialogues sur les deux grands systèmes du monde, Sources du Savoir, Seuil.

Partie I
(...)
SAGREDO : Je comprends parfaitement la nécessité de votre raisonnement; mais un doute me vient dont je n'arrive pas à me libérer. Si Copernic attribue à la Terre un autre mouvement que le mouvement diurne, un mouvement qui, selon la règle qu'on vient d'énoncer, ne doit pas être perçu de nous sur la Terre, mais être visible dans tout le reste du monde, on devrait pouvoir conclure en toute nécessité soit que Copernic s'est manifestement trompé en attribuant à la Terre un mouvement auquel ne correspond aucune apparence générale dans le ciel, soit que, s'il y a bien cette apparence, Ptolémée est en faute puisqu'il ne l'explique pas comme il le fait pour l'autre.

SALVIATI : Vous avez bien raison de présenter cette difficulté; quand nous traiterons de cet autre mouvement, vous verrez à quel point Copernic a dépassé Ptolémée en habileté et en perspicacité : il a vu ce que celui-ci n'avait pas vu, l'admirable correspondance en vertu de laquelle ce mouvement se reflète dans tout le reste des corps célestes. Mais pour l'instant laissons cela de côté et revenons à notre première considération.
Sur ce point, je vais, pour commencer par le plus général, présenter les raisons qui semblent appuyer la mobilité de la Terre; nous écouterons ensuite le signor Simplicio nous présenter les raisons qui s'y opposent.
Considérons d'abord simplement l'immense masse que constitue la sphère étoilée comparée à la petitesse du globe terrestre, qui y est contenu plusieurs millions de fois, pensons en outre quelle vitesse doit avoir son mouvement de révolution complète en un jour et une nuit; pour ma part, je ne puis me persuader que ce soit plus raisonnable et facile à croire : la sphère céleste ferait le tour et le globe terrestre resterait immobile !

SAGREDO : Admettons que les deux suppositions doivent entraîner exactement les mêmes conséquences pour tous les effets qui peuvent naturellement dépendre de ces mouvements, alors, à première vue et de façon générale, celui qui jugerait plus raisonnable de faire se mouvoir tout l'univers afin de maintenir la stabilité de la Terre me paraîtrait plus déraisonnable encore que l'homme qui, montant au sommet de votre Coupole* pour donner un coup d'oeil à la ville et à sa campagne, exigerait alors, pour ne pas se fatiguer en tournant la tête, qu'on fasse tourner tout le paysage autour de lui. Si cette supposition égale ou dépasse en absurdité l'exemple que je viens d'évoquer, l'autre pourrait bien, elle, présenter de nombreux avantages importants et m'amener à la trouver plus crédible. Mais Aristote, Ptolémée et le signor Simplicio ont dû sans doute trouver aussi des avantages : s'il y en a, il serait bon de nous les présenter ; sinon, il sera clair à mes yeux qu'il n'y en a pas et ne peut en avoir.
* Il s'agit de la Coupole de Brunelleschi à Santa Maria del Fiore.

Partie II

SALVIATI : J'ai beau y avoir longtemps réfléchi, je n'ai pu trouver de différence, je crois donc qu'il ne peut y en avoir et qu'il est vain d'en chercher davantage. Remarquez-le : le mouvement est mouvement et agit comme mouvement pour autant qu'il 'est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues; mais, pour toutes les choses qui y participent également, il n'agit pas, il est comme s'il n'était pas : les marchandises dont un navire est chargé se meuvent pour autant que, partant de Venise, elles passent par Corfou, Candie, Chypre et s'en vont à Alep ; Venise, Corfou, Candie, etc., demeurent et ne se meuvent pas avec le navire ; mais, pour ce qui est des balles de marchandises, des caisses et autres colis dont le navire est chargé et rempli, par rapport au bateau lui-même, leur mouvement de Venise vers la Syrie est comme nul, rien ne modifie leur relation avec le navire : le mouvement en effet leur est commun à tous, tous y participent également. Mais que, parmi les objets qui sont dans le navire, une balle s'éloigne d'une caisse d'un doigt seulement, ce doigt, à lui tout seul, sera pour elle un mouvement plus important, par rapport à la caisse, que tout le voyage de 2000 milles qu'elles ont fait ensemble.

SIMPLICIO : Voilà une bonne doctrine, solide et totalement péripatéticienne.

SALVIATI : Je la tiens pour plus ancienne encore; je ne suis pas sûr qu'Aristote, qui l'a empruntée à une bonne école, en ait bien pénétré tout le sens ; l'ayant modifiée, il a occasionné des confusions, qu'ont répandues ceux qui veulent soutenir tout ce qu'il dit; quand il écrit que tout ce qui se meut se meut sur (sopra) quelque chose d'immobile, je crains qu'il n'ait introduit une équivoque dans la proposition selon laquelle tout ce qui se meut se meut par rapport à (rispetto a ) quelque chose d'immobile, proposition qui ne présente aucune difficulté, alors que l'autre en présente beaucoup.

SAGREDO : Je vous en prie, ne brisons pas le fil et poursuivez la discussion.

SALVIATI : Il est donc manifeste que le mouvement commun à plusieurs mobiles est sans effet (ozioso) et comme nul quand à la relation de ces mobiles entre eux, puisque entre eux rien ne change ; le mouvement n'opère que sur la relation de ces mobiles à d'autres choses qui n'ont pas ce mouvement et au milieu desquelles ils changent de situation respective (abitudine). Or, nous avons divisé l'univers en deux parties, l'une étant nécessairement mobile, l'autre immobile; pour tout ce qui peut dépendre de ce mouvement général, faire bouger le Terre revient au même que faire bouger tout le reste du monde, puisque ce mouvement n'agit que sur la relation entre les corps célestes et la Terre et que seule cette relation change. Or si le seul mouvement de la Terre, tout le reste de l'univers étant au repos, suffit pour arriver exactement au même résultat qu'un mouvement commun à tout l'univers, la Terre étant au repos, qui voudra croire que la nature (tous s'accordent à penser qu'elle ne met pas en oeuvre beaucoup de moyens quand elle peut se contenter de peu) ait choisi de mouvoir à une vitesse inconcevable un nombre immense de très grands corps, pour produire un résultat auquel suffirait le mouvement modéré d'un seul corps tournant autour de son propre centre ?
(...)

Partie III

SALVIATI: Avant d'aller plus loin, je dois dire au signor Sagredo que, dans nos discussions, je joue au copernicien, l'imite et porte pour ainsi dire son masque; maintenant, quel effet produisent en moi les raisons que je présente en sa faveur ? Je ne veux pas que vous en jugiez par ce que je dis, tant que nous sommes dans la chaleur de la représentation; quand j'aurai enlevé le costume, peut-être vous paraîtra-je autre que le comédien que vous voyez en scène. Poursuivons donc.
Ptolémée et ses partisans présentent une autre expérience, semblable à celle des projectiles : il s'agit des choses qui, comme les nuages et les oiseaux en vol, sont séparés de la terre et demeurent longtemps en l'air; on ne peut dire que la Terre les emporte, puisqu'elles n'y adhèrent pas, et il semble impossible qu'elles réussissent à suivre sa vitesse : elles devraient plutôt nous paraître aller vers l'ouest à grande vitesse; si, emportés par la Terre, nous devons parcourir notre parallèle en vingt-quatre heures - il mesure au moins seize mille milles - , comment les oiseaux pourraient-ils voler aussi vite ? Pourtant, on les voit voler indifféremment vers l'est, vers l'ouest et dans n'importe quelle direction.
D'autre part, si, sur un cheval au galop, nous sentons l'air nous frapper assez fortement le visage, quel vent ne devrions-nous pas sentir perpétuellement du côté de l'est, emportés que nous serions dans une course aussi rapide contre l'air ? Pourtant, on ne sent aucun effet de cette sorte.
(...)

SIMPLICIO : Il y a par ailleurs l'expérience si caractéristique de la pierre qu'on lance du haut du mât du navire : quand le navire est en repos, elle tombe au pied du mât ; quand le navire est en route, elle tombe à une distance du pied égale à celle dont le navire a avancé pendant le temps de chute de la pierre ; et cela fait un bon nombre de coudées quand la course du navire est rapide.
(...)
Il faudrait pouvoir faire cette expérience et juger d'après le résultat; en tout cas, ce qui se passe avec le navire vient jusqu'à présent confirmer notre idée.

SALVIATI : Vous avez raison jusqu'à présent, il se pourrait que d'ici peu vous changiez de manière de voir. Pour ne pas vous tenir davantage sur le gril, comme on dit, signor Simplicio, êtes-vous intimement certain que l'expérience du navire cadre bien avec notre propos ? Est-il raisonnable de croire que ce qu'on constate s'y produira aussi avec le globe terrestre ?

SIMPLICIO : Jusqu'à présent j'ai pensé que oui ; vous avez certes mentionné quelques petites différences, elles ne me paraissent pas assez décisives pour me faire changer d'avis.

SALVIATI: J'aimerais au contraire que vous persévériez, en soutenant fermement que ce qui se passe sur la Terre doit correspondre à ce qui se passe sur le navire ; et, même si cela se révélait contraire à vos desseins, n'allez pas changer d'avis. Vous dites : quand le navire est à l'arrêt, la pierre tombe au pied du mât, et, quand le navire est en mouvement, elle tombe loin du mât, on en conclut que le navire est en mouvement ; comme ce qui arrive sur le navire doit également arriver sur la Terre, dès lors que la pierre tombe au pied de la tour, on en conclut nécessairement que le globe terrestre est immobile. C'est bien là votre raisonnement, n'est-ce pas ?

SIMPLICIO : C'est très précisément cela, et votre résumé en facilite beaucoup la compréhension.

SALVIATI : Dites-moi maintenant : si la pierre abandonnée au sommet du mât quand le navire avance à grande vitesse tombait précisément au même endroit du navire que lorsqu'il est à l'arrêt, comment ces chutes vous serviraient-elles à décider si le vaisseau est à l'arrêt ou en mouvement ?

SIMPLICIO : Je ne pourrais rien en faire : le cas est analogue, par exemple, à celui du battement du pouls qui ne permet pas de savoir si quelqu'un dort ou est éveillé, puisque le pouls bat de la même façon quand on dort et quand on est éveillé.

SALVIATI : Très bien. Avez-vous jamais fait l'expérience du navire ?

SIMPLICIO : Je ne l'ai pas faite, mais je crois vraiment que les auteurs qui la présentent en ont fait soigneusement l'observation ; de plus, on connaît si clairement la cause de la différence entre les deux cas qu'il n'y a pas lieu d'en douter.

Partie IV

SALVIATI : Que ces auteurs puissent la présenter sans l'avoir faite, vous en êtes vous-même un bon témoin : c'est sans l'avoir faite que vous la tenez pour certaine, vous en remettant à leur bonne foi ; il est donc possible et même nécessaire qu'ils aient, eux aussi, fait de même, je veux dire qu'ils s'en soient remis à leurs prédécesseurs, sans qu'on arrive jamais à trouver quelqu'un qui l'ai faite. Que n'importe qui la fasse et il trouvera en effet que l'expérience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l'arrêt ou avance à n'importe quelle vitesse. Le même raisonnement valant pour le navire et pour la Terre, si la pierre tombe toujours à la verticale au pied de la tour, on ne peut rien en conclure quand au mouvement ou au repos de la Terre.

SIMPLICIO : Si vous m'aviez renvoyé à un autre moyen que l'expérience, je crois bien que nos disputes ne seraient pas près de finir ; car l'expérience me paraît chose si éloignée de tout discours humain qu'elle ne laisse pas la moindre place à la croyance ou à la probabilité.

SALVIATI : Et pourtant elle y a laissé place en moi.

SIMPLICIO : Ainsi, vous n'avez pas fait cent essais, même pas un, et vous affirmez aussi franchement que c'est certain ? Je ne peux y croire et redis ma certitude que l'expérience a bien été faite par les principaux auteurs qui y recourent et qu'elle montre bien ce qu'ils affirment.

SALVIATI : Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l'effet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi. J'ajoute même que vous aussi, vous savez qu'il ne peut en être autrement, même si vous y croyez ou faites semblant de croire que vous ne le savez pas. Mais je suis si bon accoucheur des cerveaux que je vous forcerai à l'avouer.
(...)

SALVIATI : L'erreur d'Aristote, Ptolémée, Tycho, la vôtre et celle de tous les autres trouve sa racine dans l'idée bien arrêtée et invétérée que la Terre est immobile ; de cette idée, vous ne pouvez ou ne savez vous dépouiller, même quand vous voulez philosopher pour voir ce qui résulterait de l'hypothèse du mouvement de la Terre. Ainsi, dans l'argument précédent, vous ne remarquez pas que, lorsque la pierre est sur la tour, elle se meut ou ne se meut pas suivant ce que fait le globe terrestre ; mais, comme vous vous êtes mis en tête que la Terre est immobile, vous discutez toujours de la chute de la pierre comme si elle partait du repos et descend verticalement ; mais si la Terre se meut, la pierre se meut à la même vitesse qu'elle, au départ elle n'est pas en repos mais possède un mouvement égal à celui de la Terre, et elle y mêle son mouvement additionnel vers le bas, pour composer un mouvement transversal.

SIMPLICIO : Mais, grand Dieu, si elle se meut transversalement, comment se fait-il que je la vois se mouvoir tout droit à la verticale ? C'est tout simplement nier le sens manifeste, et s'il ne faut pas croire le sens, par quelle autre porte entrer en philosophie ?

SALVIATI : Par rapport à la Terre, à la tour et à nous, qui nous mouvons tous de conserve avec le mouvement diurne, en même temps que la pierre, le mouvement diurne est comme s'il n'était pas, il reste insensible, imperceptible, et n'a aucune action : seul est observable pour nous le mouvement qui nous fait défaut, le mouvement de la pierre qui rase la tour en tombant. Vous n'êtes pas le premier qui répugne fortement à saisir que l'opération du mouvement est nulle pour les choses qui le possèdent en commun.

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