Polynésie: le chant des etoiles


Les multicoques, tout le monde connait.
Mais les inventeurs de ces étranges machines, toutes en souplesse
en finesse, comment naviguaient-ils?
Etaient-ils aussi primitifs qu'on l'imagine, ou au contraire n'aurions-nous
pas beaucoup à apprendre d'eux?
Et au bout du compte, quelle est la navigation la plus gratifiante?
Celle avec GPS, cartes vectorielles interfacées et pilote électronique
qui nous offre une précision inégalée mais nous coupe de la nature?
Ou celles des Maoris qui, en harmonie avec l'univers, se laissaient
guider par le chant des étoiles?

On a longtemps prétendu que les Maoris s'étaient lancés dans
des expéditions hasardeuses par pure nécessité.
Quand il ne pouvaient faire autrement, pour fuir une guerre,
une épidémie, un cataclysme naturel.
On a surtout mésestimé leur intelligence, en prétendant qu'ils avaient
réussi par hasard quelques navigations chanceuses, qu'ils auraient
été bien en peine de réitérer.

Pourtant, en 1769 Cook prend à son bord un certain Tupaia, sorcier
à Raiatéa, qui prétend bien connaître d'autres terres.
Bien qu'il n'ait lui-même jamais voyagé ailleurs qu'à l'intérieur
de l'archipel de la Société, Tupaia était capable de désigner
cent trente îles et d'en situer plus de la moitié sur une carte
de l'amirauté britannique !

Ainsi connaissait-il à l'ouest des îles de la Société, les Fidji,
les Samoa et les Tonga qu'il pouvait décrire de façon exacte.
Et à l'est, une partie des Marquises et des Tuamotu où il n'était
jamais allé mais dont les descriptions étaient correctes.
Un véritable guide nautique vivant.
Par contre, il ignorait l'existence de l'archipel Hawaï, de l'île
de Pâques et de la Nouvelle-Zélande.

Pendant ses voyages sur le navire de Cook, Tupaia surprit tous
les officiers du bord en indiquant les directions à suivre, sans
se tromper, et naturellement en l'absence de tout instrument.
Comme si, littéralement, il " voyait " bien au delà de l'horizon...
Une connaissance et une approche différentes des nôtres, mais
au bout du compte, des cartes exactes, une science juste et
des navigations précises.
Avec pour " instruments " le ciel, le soleil et la mer.
Et aussi les vents et les oiseaux.

Le ciel d'abord : On a découvert à Yap au Sud des Mariannes un maraé
(structure mégalithique) d'un genre particulier, véritable observatoire
astronomique antique, comparable à la "table des marins" de Hawaï.
C'est là que les navigateurs et les prêtres détenteurs des savoirs
se retrouvaient avant et après chaque grand voyage.
Autour de cette table sont érigées plusieurs statues de pierre
présentant une ressemblance surprenante avec les mohaïs de Rapa Nui.
Même si elles sont beaucoup plus petites, l'unité de style n'échappe
à personne, elles n'ont rien de commun avec les tikis traditionnels.
Ces statues sont alignées selon trois axes. L'un donne la direction
des Marquises, l'autre celle de Tahiti, et le troisième le cap à suivre
pour atteindre l'île de Paques.

Plus tard, on s'est avisé que des alignements de monolithes disposés
sur le maraé de Tapu Tapuatéa aux îles Cook donnaient la direction
exacte de Hawaï et de la Nouvelle Zélande.
Un relevé des étoiles et des constellations à partir de cet
observatoire, assorti de quelques calculs pouvant être rapportés
sur une sorte de canevas, permettait aux marins maoris de ne pas
se perdre.
Et les interminables litanies récitées de génération en génération,
ou transmises par les pétroglyphes et les indéchiffrables écritures
rongo-rongo pérennisaient probablement la quintessence de ces savoirs.

Ceci est à rapprocher de l'orientation précise de certains maraés,
comme l'archéo-astronomie l'indique. Ainsi des études récentes
ont démontré que, dans les îles de la société, les bâtisseurs des lieux
cérémoniels les ont orientés dans la direction du soleil couchant
au solstice de décembre, ce qui correspond aussi au coucher d'Antarès
et au lever d'Aldébaran.

Par ailleurs, les quatre faces du grand maraé de Raïatéa correspondent
aux points cardinaux.
Cette orientation cardinale se retrouve également à Pomaovao, Utamaé,
Taravao et Téumuhonu.
Tandis que la géométrie stellaire axée sur Antarès et Aldébaran
peut être observée à Huahine, Faréhapé et Tahiti.
De faibles erreurs de quelques degrés par rapport aux alignements
célestes actuels ont été signalés mais ces distorsions disparaissent
si l'on reconstitue la voûte céleste il y a plusieurs milliers d'années.

Les anciens navigateurs océaniens conceptualisaient une double
connaissance : celle de la position immuable des îles (sauf cataclysme
majeur) et celle de la variabilité de la voûte céleste dont il fallait
relever les astres remarquables. Au départ pour prévoir la route
à suivre. Et à l'arrivée pour noter les changements afin que ces
données puissent être exploitables par d'autres expéditions.
Car, si on peut assigner sans trop d'erreur une étoile à une île près
de l'équateur, plus on s'en éloigne et plus les variations d'azimut
doivent être connues de façon précise afin de retrouver son île
quelle que soit la saison.

Il savaient aussi qu'en début de nuit, des étoiles se lèvent à l'est
pour se coucher à l'ouest et suivent une trajectoire presque identique
d'un jour à l'autre.
Lorsqu'une étoile de référence a plongé sous l'horizon, il suffit
d'en prendre une autre ayant une position comparable et de recommencer.
En solo, sans éclairage de compas et obligé de rester à la barre
du fait d'une mer d'arrière tumultueuse, je me suis souvenu de cette
méthode et ai réussi à tenir un cap plus précis qu'en éclairant
le compas à la torche toutes les 5 minutes.

Cette utilisation en série des étoiles était nommée à Tahiti
"le chant des étoiles" car celles-ci étaient supposées parler à ceux
qui savaient les écouter.
En plus des "étoiles guides", les navigateurs se servaient des
constellations, plus faciles à garder en vue lorsque le ciel est
constellé de nuages.

Pendant la journée, le soleil et le vent remplaçaient les étoiles.
Le soleil, par son lever et son coucher détermine l'Est et l'Ouest
et, par corrélation angulaire, le Nord et le Sud.
Dans le Pacifique, ces observations pouvaient être complétées par
les vents, en particulier le marâ âmu ou alizé de Sud Est.
D'autres vents locaux, aux approches de certains archipels, de même
que les brises thermiques étaient également fort bien connus.
Néanmoins, les vents sont rarement constants en force et en direction.
Aussi, le sens des houles, plus régulières, servait autant à prévoir
le temps à venir qu'à déterminer la cap que l'on suivait.
Et bien sûr à l'approche des terres, les houles fournissaient
un précieux indice : En effet, celles-ci sont déviées par l'obstacle
et se reforment plus loin.

Mais si savoir (à peu près...) dans quelle direction on se dirige
est relativement facile, déterminer sa position, quelque part
par rapport au point de départ, et éventuellement celui d'arrivée
quand il était connu, était une autre affaire...
Les courants, les grains, l'inattention ou la somnolence du barreur,
pouvaient entraîner les pirogues doubles loin de la route idéale.
Un homme alors était précieux : l'Ariki Anaho Momoko, le guide aux
grandes oreilles, ou plus poétiquement " celui qui entend le chant
des étoiles ".

Malgré des corrections de trajectoire tenant compte des lignes de
traîne jouant le rôle de dérivomètres, et même si le décompte des jours
permettait d'affiner l'estime à coups de moyennes de référence,
la navigation diurne était assez approximative,
Par contre, la nuit, l'ariki qui savait, pouvait recaler la position
et la route à suivre d'après la voûte céleste, avec exactitude et
connaître assez bien l'endroit où se trouvait l'embarcation.

Je me suis amusé à naviguer de la sorte dans les alizés, 4 ou 5 jours
de suite, la nuit aux étoiles et constellations et le jour au vent,
au soleil et à la houle.
Sans entraînement particulier, j'avais environ 40 NM d'erreur
sur 500 nautiques parcourus soit 8%.
Pour un navigateur plus expérimenté que moi, cela devait donc être
assez précis pour calculer une position correcte au large.

Après des semaines en mer, il ne fallait pas manquer l'atterrissage.
Là encore, les navigateurs se servaient des observations de la nature.
Les oiseaux de mer étaient un indice très important.
Selon l'espèce, les Maoris pouvaient savoir à peu près à quelle
distance ils étaient de leur but. Les frégates annonçaient la côte
à environ 80 milles, les sternes à 20 ou 30 nautiques.
Le vol des oiseaux le matin et le soir donnait la direction à suivre.

Les nuages étaient également un bon moyen de repérage.
Hauts, pommelés et blancs, ils annonçaient un cône volcanique.
Plus bas, plus lumineux et teintés de vert, ils indiquaient des atolls
et un lagon.
Les végétaux à la dérive étaient une autre source d'information:
Leur fraîcheur donnait une idée de la distance de la terre.

"Mais ils avaient des cartes!" nous dit-on.
Si l'on appelle ainsi les croisillons de fibres végétales tressées...
Des artéfacts peu nombreux, auxquels on ajoute quelques assemblages
de baguettes de palmes entrecroisées découvertes aux îles Marshall,
et sur lesquelles des cylindres de bois coulissants avec des perles
de corail mobiles étaient censés représenter les îles, les courants,
les houles et les étoiles.

Ces assemblages semblent vraiment très sommaires.
Ou à l'inverse d'une complexité qui nous échappe.
Car le nombre de combinaisons, permutations et arrangements possibles
de ces divers composants est proprement ahurissant!
Il convient quand même de dire qu'on n'est même pas sûr que l'usage
qu'on attribue à ces objets soit correct, puisque aucun autochtone
aujourd'hui ne sait réellement comment ses lointains prédécesseurs
pouvaient bien se servir de ces étranges artéfacts.

Toutes ces techniques de navigation utilisant le plus perfectionné
de tous les instruments, le cerveau humain, ne doivent pas faire
oublier les bateaux sur lesquels ces périples étaient entrepris.
Les pahis, ou pirogues doubles, appelées aussi cathu marams
en Indonésie.
Des multicoques hauturiers tenus pour primitifs jusqu'au XIX ème,
et qui ont complètement révolutionné notre pensée navale depuis.



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