Hiro, chapitre 2, gran canaria - saint-martin


Chapitre II Puerto Rico, Gran Canaria

Ce petit port a l'air bien tranquille, quelques voiliers dans la Marina, une belle plage, vide pour l'heure, au pied d'un grand amphithéâtre rocheux couvert de constructions d'un blanc éclatant. Le calme est biblique jusque vers dix heures du matin. Quand soudain les escaliers qui descendent vers la plage se couvrent de colonnes de futurs baigneurs, oscillants entre le blanc laiteux et le rouge parfois vif.

57

 

Le sable disparaît presque sous la foule répandue et une forte odeur de crème solaire envahit les couches basses de l'atmosphère. Toute l'Europe du Nord s'est donnée rendez-vous ici pour finir l'année, les agences de voyage ont bien vendu et j'espère que tout le monde y trouve son compte.

Les scandinaves viennent oublier la nuit et le froid chez les espagnols qui ont le soleil et le sens de la fête. Et, comme souvent, les commerçants libanais et indiens font sérieusement les comptes de ces joyeuses retrouvailles.

Mais pour nous pas le temps de trop badiner, nous ne sommes pas en villégiature, mais en escale technique. Faire les pleins, eau, gazole, nourriture, resserrer le presse-étoupe, changer les batteries avec un nouveau câblage plus sérieux, revérifier tous nos points sensibles, pour l'essentiel.

Ici nous devions embarquer une nouvelle équipière,

58

 

cliente de l'agence, venue avec des cartes détaillées et instructions nautiques des Antilles. Mais la dame s'est probablement envolée depuis longtemps sur un autre bateau, vu le retard de notre arrivée, plus d'un mois.

Et c'est sûrement par vengeance que les documents ont du rester dans son sac !

A la recherche de ce genre d'aides à la navigation, je rencontre plusieurs skippers expérimentés. J’en profite pour peaufiner ma technique personnelle du point astro. Observations et calculs sont corrects, mais c'est dans le tracé sur la carte que je commettais une erreur : en arrondissant au degré de latitude la position estimée, j’apportais une imprécision supplémentaire aléatoire, entre zéro et trente miles au maximum.

Les tables à cartes bourrées d'électronique de nombreux bateaux fascinent vite le navigateur de base que je suis, muni seulement d'un sextant, dont la précision varie déjà considérablement suivant les variations de

59

 

température et la force avec laquelle je le tiens ! Mais la confiance ouvre tout de même une brèche pour s'installer en place.

Notre quai reçoit de plein fouet le clapot qui rentre avec la brise de l'après-midi. Il faudra remouiller plusieurs fois sur ce fond de galets de mauvaise tenue. Fort de cette expérience toute neuve de manœuvrier correct, je n'hésite pas à diriger de loin la mise à quai difficile d'un plaisancier un peu en perdition, avec sa femme, son lévrier afghan et son superbe yacht tout neuf. C'est tellement plus facile vu de l'extérieur !

***************************

Chapitre 6

Champagne !

60

 

Pendant que je suis à la banque, le chauffeur qui livre à bord notre grosse commande du supermarché oublie d'encaisser le règlement.

Et le soir du 31 décembre, le patron surgit comme un diable de sa limousine, juste devant la passerelle, heureux de trouver nos amarres toujours à quai et le bateau à l'autre bout ! Il nous offre même deux bouteilles de Champagne pour fêter dignement 1985, que nous saluerons dignement, en effet.

Changement de destination :

«Allez à Saint-Martin, rendez-vous au port de Gustavia » nous demande le fax reçu de l'agence. Sauf que Gustavia ce n’est pas à Saint-Martin mais à Saint- Barthélemy !

Evidemment, tout çà c’est très loin de Paris ... !

Enfin, les jours fériés, les batteries et les petites anglaises vont encore occuper notre début d'année, mais

61

 

il faut bien en finir un jour avec les préparatifs et un beau soir nous décidons finalement d'être prêts.

           ***********************

Chapitre 7

L’Atlantique

Jeudi 3 janvier 1985, 18h15, ne devant plus rien à personne et portant fièrement tous ses mâts et ses marins au complet, Hiro s'engage dans l'Atlantique immense, glissant droit vers le soleil couchant. Seul, fier et vaillant, face aux Dieux, aux monstres et aux sirènes, quasiment en charge de la voûte céleste, pendant que l'humanité insouciante vaque à ses occupations coutumières.

Un peu Bilbo s’engageant dans le Mordor, un peu Don Quichotte et pas mal d'émotion ! Mais votre bonheur est

62

 

un vrai plaisir et vous refusez d'accorder beaucoup d'oreille à la petite voix qui vous tordrait gentiment l'estomac d'angoisse. Après tout, jusque là, c'est bien toujours la Vie qui a gagné, et tel Christophe Colomb, vous commencez à lui faire franchement confiance. Vous partagez aussi un peu religieusement une bouteille de bon gin avec l'Océan, les Dieux, la Vie et ses animateurs, histoire de renouer le dialogue correctement.

En vieil habitué de cette aventure, Eole lui-même nous remercie rapidement avec ce bon force 5-6 dans le nez et fraîchissant, comme en Méditerranée ! Petites voiles, grosses vagues et encore une nuit à tirer des bords carrés, entre Gran Canaria et Tenerife. Plutôt du genre viril l'accueil de l'Atlantique !

Mais c'est probablement juste un test et sur Hiro, rien, ni personne, ne relâche le moindre pouce.

Le lendemain, le sommet enneigé du volcan « Pico de

63

 

Teide » nous surveille encore à l'horizon.

Le baptême va durer quatre jours pendant lesquels nous pointons l'étrave vers le Sahara, en alternance avec Terre Neuve.

Hiro entreprend de gagner au vent et se bat vaillamment, avec le peu que les fées marines ont réussi à lui donner pour ce faire.

Le cinquième jour un petit groupuscule, peut-être anarcho - gauchiste, mais sûrement contestataire et incontrôlé, décide d'exiger le remboursement de nos places au premier guichet ouvert. En effet, il est maintenant parfaitement clair que les Alizés sont un piège à touriste pour catalogues commerciaux, pilot- charts et autres romans de fiction. Nous avons été bernés nous aussi, par cette pure légende à l'eau de rose, colportée par les récits invérifiables de toute cette bande de navigateurs écrivains, un peu bizarres et souvent solitaires et célèbres. L'Atlantique c'est du près serré de

64

 

bout en bout, nous en vivons la preuve ici même, sept témoins pour confirmer, remboursez !

La colère gronde et la révolte couve. Heureusement, l'opinion publique majoritaire semble influencer un peu dans les sphères du pouvoir : l'on nous fait enfin parvenir un message apaisant, sous la forme d'une rotation du vent au Nord-Ouest, assortie d'une mesure populaire et bien accueillie : le rétablissement d'une mer peu agitée, sous dix nœuds de brise tiède et régulière... Une joyeuse baignade collective sur fond de ciel flamboyant, l'image nous confirme probablement une position subtropicale avancée. Le sextant tourne d'ailleurs à plein régime et les résultats publiés par la chambre des calculs semblent s'affiner quotidiennement. Le 9 janvier, le Dieu concerné verse enfin un peu d'Est dans son Nord et la lutte nous devient franchement favorable.

Les Alizés s'avancent timidement à notre rendez-vous.

65

 

Hiro s'amuse à dévaler les pentes après les avoir remontées péniblement, une par une.

La radio annonce des températures record en France (jusqu’à moins 36° dans le Jura), alors que nous prenons le quart chaque soir avec une couche de vêtements en moins.

L'après-midi le pont est désert, hormis l'homme de barre luttant contre les ardeurs du soleil, sous le sombrero espagnol de rigueur.

Le train-train s'organise agréablement, le rythme des quarts, la douce voix d'Arielle Cassim sur RFI annonçant des conditions météo idéales pour notre zone, les trois mouettes un peu stupides qui nous escortent, en pêchant régulièrement le leurre de la ligne de traîne, sans comprendre que c'est un faux, les petites cérémonies des droites du matin, de l'après-midi, de la méridienne, le petit verre de gin citron du coucher du soleil, partagé entre tous, sauf le capitaine qui le prend

66

 

sec, son gin.

En une semaine, un quart de la route a défilé sous la quille, malgré les vents contraires. La moyenne s'établit à cent vingt milles par jour, sans tirer sur la machine, pour arriver entier sur l'autre rive.

Tito nous pique une petite crise de mal au ventre un peu inquiétante.

Le fréon des frigos et congélateur s'est envolé depuis Marbella et la chaleur des jours précédents a peut-être daubé nos dernières saucisses ?

Mais c'est le seul touché, l’empoisonnement n’est peut- être pas collectif et j'affûte plutôt mon Opinel, tout en préparant une bouteille de gin et un épais morceau de cuir à mordre, pour une éventuelle opération de la dernière chance...

Après quelques nuits de soucis, un vendredi, jour traditionnel de poisson à bord, une petite daurade fait honneur à notre table et commence à le requinquer.

67

 

Le dimanche suivant, jour anniversaire d'Eric, le luxe d'une mayonnaise et les lampions de la fête le trouvent à nouveau en pleine forme. Les saucisses (ou bien l'angoisse existentielle qui guette parfois le marin en mer ?) ont fini par passer et c'est tant mieux.

Le 14 janvier un obstacle majeur nous barre la route : le célèbre et si symbolique pli de la carte ! De l'autre côté, un monde peu connu et impitoyable, libre et sauvage, sur lequel à peine quelques poignées de plaisanciers ont eu la folie de s'aventurer avant nous. Mais n'écoutant que l'appel de l'horizon, nous passons ce pli comme une lettre à la poste, bien au Sud de la route loxodromique, au demeurant.

Le lendemain, Hiro traverse une route importante de cargos et nous croisons plusieurs lueurs silencieuses, au loin dans la nuit et un embouteillage de poissons volants effarouchés dans la journée.

68

 

Puis une baleine solitaire nous tient compagnie et un joli troupeau de grands dauphins bien agités, le jour suivant. Des vrais gamins, ils ne pensent qu'à jouer, sans nous laisser aucun message vraiment clair ; en tout cas personne ne parle suffisamment bien le dauphin à bord, pas même Vishnou le chien, qui a pourtant la sagesse de celui qui a vu du pays !

Et dans la série « toujours plus fort », deux espèces de globicéphales, d'une dizaine de mètres chacun, viennent chatouiller notre sous-barbe devant l’étrave du bateau, juste pendant l'heure du gin - citron, histoire de nous remettre à notre place devant la puissance, la facilité et le mystère dégagés par ces énormes mammifères sauvages qui se déplacent pour nous saluer et nous tourner autour...

Je recommande à tout le monde de bien se tenir, au cas ou une goutte de gin égarée leur ferait perdre l’exacte notion des distances de freinage et de sécurité, pour

69

 

éviter la collision.

Jusque là, Hiro tient bien la route, il glisse sur l'eau, facile à barrer et confortable au portant. Nous restons souvent un peu sous - toilés la nuit, forts des faiblesses du bateau, mais les révisions d'Espagne portent leurs fruits, la casse se limite aux broutilles.

Nous entretenons soigneusement notre monture : visite dans le gréement par-ci, démontage d'un winch par-là, point de couture sur un renfort par derrière, un petit coup de peigne, mais pas de maquillage, quoi ! L'équipage se salit très peu dans son ensemble. En tout cas il ne se lave guère, peut-être aussi parce que j'ai débranché toutes les pompes électriques du circuit d'eau douce.

En effet, nous avions presque épuisé nos 2000 litres de réserves entre Gibraltar et les Canaries, malgré les « économies » de tout le monde.

A peine sept jours d'autonomie en eau, mauvais signe

70

 

pour rester plusieurs semaines en mer et en vie, sous le soleil tropical !

Donc maintenant, seule une pompe manuelle sur l'évier délivre le précieux liquide. Elle demande du temps et un effort musculaire certain pour débiter, alors qu'une pompe à pied facile et puissante gère l'eau de mer ; si bien que rapidement, seuls la cuisine, la boisson et le café resteront à l'eau douce. Quoique vers la fin du voyage, des soupçons subsisteraient sur certains matins, où le goût salé du petit-déjeuner ne viendrait pas que de la vaisselle...

Une autre raison à cette faible consommation d’eau est due à une belle erreur de dosage... Avec un peu d’interrogation et d’inquiétude sur la qualité sanitaire de l’eau, stockée pendant des semaines dans des grands réservoirs et des conditions tropicales, j’avais décidé aux Canaries d’y ajouter « quelques gouttes » d’eau de Javel. Pour 2000 litres, j’ai complété le plein d’eau au

71

 

dernier moment, avec un berlingot de 25 centilitres, ce qui représente à peine 0,006 %, ça me semblait presque symbolique, non ... ?

Et bien malheureusement pas du tout, l’eau avait vraiment pris un goût infernal d’eau de piscine et même d’une piscine municipale en plein été, quand elle est bien envahie au quotidien et qu’elle est vraiment bien chargée en chlore, parce que là, il ne faut pas rigoler avec les infections, hein !!!

En gros, notre eau était devenue presque imbuvable ... Heureusement les Dieux avaient sans doute prévu le coup et, je ne sais pas comment, ils avaient réussi à isoler un des réservoirs, avant « la contamination globale », en fermant la vanne de communication d’un réservoir !

L’équipage a donc pu bénéficier de 700 litres d’eau douce sans le goût de piscine, soit finalement plus de 4 litres par jour pour chacun, y compris le chien bien-

72

 

aimé.

Les restrictions ont commencé de bonne heure en cuisine. Ce n’est pas exactement comme le rationnement pendant l’Occupation, ni le jeûne forcé des Troyens assiégés. De toute façon il semble que nous n’aurions pas un seul rat à se mettre sous la dent à bord. Mais le génie des cuisiniers consiste maintenant à marier subtilement les ingrédients de base encore disponibles pour présenter un plat original et délicieux, qui, surtout, tiendra au ventre le plus longtemps possible...

Toutes les recettes traditionnelles sont développées de façon minimaliste et le grand gagnant restera un « aïoli du chef » de toute beauté, un peu spartiate certes, mais que certains estomacs gardaient en mémoire le lendemain encore.

Nous nous méfions quand même des derniers œufs en

73

 

réserve. Les œufs contenus dans les grandes barquettes de vingt-quatre n’étaient déjà sûrement pas pondus du jour quand nous les avons achetées à Marseille, début novembre. Ils ont été conservés depuis dans un congélateur éteint et les conditions tropicales depuis plusieurs semaines auraient probablement fait hurler toutes les mères du monde à leur sujet. Nous les cassons juste avec précaution dans une tasse individuelle avant de les mélanger pour les tortillas et seulement deux ou trois nous ont donné raison ...

***************************

Chapitre 8

Marée du siècle

74

 

C'est dans ce climat un peu radeau de la Méduse, hors du temps, progressant entre deux mondes lointains, qu'apparaît sur le journal de bord notre troisième vendredi de traversée. Jusqu'à présent la ligne de traîne, que nous promenons à longueur de journée, n'a pas donné grand-chose, sauf le vendredi, traditionnel jour du poisson, dans notre culture en tout cas. Pétole noire ce jour-là, deux heures de moteur à l'aube, puis nous nous traînons parmi les bouffées d'air éparses. Quand soudain, surgi du Grand Bleu, un groupe de gros poissons curieux vient s'agglutiner nonchalamment sous la coque.

Réaction éclair, déclenchement de l’alerte rouge : « opération survie » nous ressortons les lignes qui servaient à pêcher la petite friture pour nos tapas espagnols de Marbella, un morceau de vieille croûte de pain rassis, et hop, en quelques minutes, une prise de

75

 

peut-être deux kilos frétille déjà dans le seau. Joie viscérale de tout l'équipage un peu tenaillé par la faim. Puis un deuxième, puis trois, puis sept !

C’est comme à la criée de Lorient avant les quotas européens, c’est la marée du siècle pour nous !

Un petit détail tempère toutefois mon euphorie : je n'ai jamais vu des poissons comme ceux là. Ronds et plats, une peau noire épaisse, sans écailles, une petite bouche sans dents et un gros dard repliable sur le dos. Plutôt curieux pour des catholiques et c’est engageant, à moitié seulement ! Je consulte la bibliothèque du bord pour rechercher quelques informations sur les poissons toxiques. Et je leur trouve finalement des caractéristiques vaguement similaires avec le funeste Tétraodon, délicieux paraît-il, mais responsable de la plupart des empoisonnements culinaires au Japon, mortel une fois sur deux, seulement ..!

Mon choix est vite fait : le doute existe vraiment et

76

 

compte tenu de l’éloignement avec le centre anti poison et les services de secours médicaux compétents les plus proches, je n'y goûterais pas, même s’il y a moins de risque que ce poisson soit vénéneux au grand large, plutôt qu’en zone corallienne.

Mais, comment faire avaler cela au reste de l'équipage ? Si j'impose une interdiction arbitraire à ces estomacs un peu vides je risque la mutinerie, voire des réactions anthropophagiques... Si je laisse faire, je risque de finir la traversée en solitaire et pas envie de devoir tout nettoyer, ni consoler seul toutes les futures veuves en larmes. Alors, en fin de matinée j'ouvre un petit forum pour débattre de ces hypothèses. Et devant les sarcasmes généralisés, je décide qu'un des poissons sera cuisiné ce midi, un ou deux goûteurs - testeurs volontaires le mangeront et nous dégusterons les autres au dîner, à condition bien sûr que nos cobayes soient toujours avec nous ...

77

 

Évidemment, une fois au pied du mur, ou exactement au pied du potentiel échafaud improbable, à l'heure du peut-être dernier déjeuner, aucun fanatique affamé et téméraire ne l'est assez pour franchir le pas alors que nos galettes de patates à l'oignon ne soulèvent aucune inquiétude.

« Vous l'avez probablement échappé belle, je crois ».

Après-midi tranquille, petites baignades rafraîchissantes dans le grand bain tout bleu et sans mousse.

Je suis en train de monter un hameçon « grand comme la main », sur un gros bas de ligne en fil d’inox d’un millimètre de section, détoroné d’un hauban énorme, pour « attraper une vache », et Etienne s’apprête tout juste à remonter à bord, après un bon bain vivifiant, un peu au large du bateau. Quand soudain, Claude qui scrutait la mer, l'œil et l'esprit toujours vifs, s’exclame : « des requins .. ! » en pointant son doigt vers deux éclairs bleus dans l'eau. C’est un peu

78

 

provocateur, mais Etienne, un gaillard qui n’a pourtant peur de rien, a beau rejoindre le bord pratiquement en courant sur l’eau, tel un messie devenu très célèbre, puis virer indiscutablement au blanc, tout en bégayant un peu curieusement, ces « requins promis » sont en fait un couple de magnifiques dorades coryphènes, qui viennent sans doute chercher la bagarre avec Hiro, imprudemment avancé tout seul dans leur moitié de terrain.

Pendant que je termine rapidement le montage de cette ligne, quelques gros quartiers de notre pêche miraculeuse du matin sont jetés en appâts «aux fauves ». Ils les engloutissent voracement, sans aucun état d'âme, rapport à tous ces malheureux japonais empoisonnés...

Mon hameçon, caché dans un beau morceau « nippon » n'a pas le temps de se mouiller vraiment que déjà une daurade a mordu. Je ferre efficacement, au risque

79

 

d’arracher la tête du poisson... et nous le remontons immédiatement, à plusieurs, avec gaffe et épuisette. Le monstre atterrit dans le cockpit, mais il n’est pas vaincu pour autant. Novices dans cette taille de pêche, nous expérimentons plusieurs techniques de mise à mort : la noyade dans le seau, les coups de manivelle de winch ou de marteau, et, au final, une méthode plus toréador, à la dague pointue. Mais il y aura quand même une bataille acharnée, dans un véritable bain de sang. Après avoir amarré le fauve au siège de barre, façon rodéo, il faudra dix bonnes minutes de combat rageur pour qu’enfin la bête ne remue plus du tout. Les superbes couleurs et reflets métalliques de sa dernière robe d’apparat, jaune vif moucheté de gros points bleu outremer, virent au gris d'un seul coup. Nous marquons alors un grave instant de recueillement respectueux et un peu cannibale, devant le spectacle de ce formidable combattant finalement vaincu, dont nous allons nous

80

 

repaître. Ambiance un peu Bornéo, un groupe de fiers guerriers Dayaks vient de terrasser le vaillant héros d'une redoutable tribu rivale. Paix à son âme, nous allons absorber son enveloppe charnelle pour nous charger de sa force.

Un mètre trente, une douzaine de kilos, nous en ferons quatre bons repas, plus encore une soupe, et même Vishnou aura sa part, car il a su porter quelques aboiements sûrement décisifs pendant l'action...

Une rude journée se termine dans l'Ouest lointain, mais votre tribu a encore su échapper aux multiples dangers du grand large. Elle s'endort ce soir à nouveau avec l'estomac plein, pendant que Hiro taille sa route sans broncher, en direction du Nouveau Monde.

Le bateau fonce dans la nuit tropicale, en allumant au passage des gerbes de plancton phosphorescent qui illumine notre sillage pendant un moment, dessinant des traits lumineux et de grosses taches rondes dans l’eau

81

 

sombre. Quand des poissons ou des dauphins viennent s’en mêler, et tracer leurs courbes fluo dans tous les sens, ce tableau vivant devient absolument féerique ... Nous traversons la «mer des Sargasses». Donc le barreur zigzague tranquillement entre les paquets de sargasses, ces jolies algues qui flottent un peu partout sur notre route.

C’est surtout par principe et pour le fun, car nous n’avons rien qui dépasse vraiment sous la coque et qui risquerait de les accrocher, ni quille, dérive, ou appendice quelconque et en général, nous les traversons en force, tels des laboureurs au volant d’un puissant tracteur avec charrue.

Elles s’effacent facilement, mais referment rapidement la trace ouverte dans notre sillage.

Comme vous la Vie médite longuement, sûrement sur l’impermanence de toute chose sur cette planète, mais aussi sans doute sur la question bien personnelle et

82

 

pourtant si délicate, des marques de bronzage sur sa peau fine et soyeuse.

La Croix du Sud commence à se montrer en fin de nuit et le temps qui passe devient une valeur de plus en plus abstraite. Vous sentez l'équilibre de l'univers et la grandeur de la nature vous prendre en leur sein, pour vous initier à la découverte d’une part de leur mystère. Ce n’est plus Hiro qui progresse sur l’Atlantique, mais le Globe qui tourne à notre rencontre, sous notre quille, un peu comme un tapis roulant que nous remontons, tout en restant au beau milieu du Monde visible et invisible ... Nous commençons à tutoyer les vagues et les nuages et à parler aux couchers de soleil, aux étoiles et aux Dieux, dans leur langue maternelle, aïe, aïe, aïe... La Vie est devenue encore plus intense et pourtant presque transparente, tout devient plus simple, limpide et évident ...

L'Alizé reprend du nerf dans ce beau décor propice à la

83

Tous les articles